Gilles Ortlieb et tout le tremblement

Dans les années 1870, les peintres cherchaient à fixer la lumière et de fugitives impressions. Ne pas s’attarder sur le motif, éterniser quelques coups d’œil entre deux trains. Gilles Ortlieb n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle un écrivain voyageur – pas de pérégrinations au très long cours –, il  collectionne les paysages ici ou là – Psychiko, Episkopi en Grèce, Porto, Istanbul, Luxembourg, Paris, Dudelange… – pour nous adresser des cartes postales qui sont aussi des aquarelles exécutées avec toute la vivacité requise. Peu importe, donc, la destination : il s’agit de conférer au très proche des allures de pays lointain ou, à l’inverse, de convertir l’étranger au voisin. Toute ville, tout pays, toute rue suintent l’exotisme, c’est le regard qui opère la traduction en mots et en couleurs.

 

Gilles Ortlieb confesse une prédilection pour les coins perdus, les recoins du monde, les patelins paumés, dont les noms, parfois, motivent à eux seuls son déplacement. Aussi se rend-il à Zante, dans le duché de Courlande – Lettonie – pour le comparer avec son éponyme grec qu’il visite pareillement. Les petites villes ont sa préférence car elles suggèrent l’illusion qu’on pourra facilement en faire le tour ou l’inventaire sans rien ou presque laisser de côté. L’écrivain musarde le nez en l’air, note le détail insolite, renifle l’air du temps, donnant un sens le plus souvent à ce qui semble anodin. Dans les « Tramways de Bruxelles », il se laisse bringuebaler au fil des lignes, intrigué par le nom de Schaarbeek à cause du scarabée qu’il renferme, de l’anglaise cicatrice qu’on y entend, du bec par lequel il se termine. Tout fait mouche avec la légère mélancolie du navetteur de l’âme : les vitrines éclairées des night shops, les noms de rues qui tissent un poème ténu mais renouvelable à l’infini, les conversations banales échangées par les passants, cette rambarde de civilité à laquelle nous pouvons nous appuyer. Les étincelles des vieux tramways continuent de circuler comme des pensées et nous de rêver à ces destinations incertaines comme la vie.

 

Le monde est en perpétuel mouvement, les chocs sont nombreux, la violence sans cesse renouvelée. Ortlieb se rend à Sedan – non par amour des Ardennes – mais pour marcher dans le sillage de la guerre, au pas de charge comme elle, pour entendre les  mobylettes poussives, la litanie des restaurants fermés, commander une pizza chez Lucifer ou constater que rien n’est plus invisible que les horreurs passées. A Lixouri, petite île de Céphalonie, le traducteur du grec moderne qu’il est savoure avec amusement les effets d’un récent tremblement de terre : tel saint tombé de son socle s’est cassé les deux avant-bras dans sa chute. Peu à peu, Ortlieb clarifie notre lecture d’un monde souvent confus, avec une acuité pleine d’humour, un sens de la métaphore, une tendresse pour son prochain, qui font de ces comptes rendus de voyage – poèmes compris – une lecture fortifiante qu’on laisse et reprend n’importe où. Ce sont sans doute ces mondes-là, recollés, rafistolés à l’identique, ployant sous les routines et se méfiant du brillant comme du trop visible, qui ont le moins à craindre des tremblements de terre passés et à venir : ils sont indestructibles.

 

En guise de conclusion, l’auteur nous livre sa méthode devant les émerveillements quotidiens du vaste continent qui s’ouvre sur le paillasson des jours : Le monde est un self-service inépuisable, et il faut être un peu niais pour ne pas vouloir se servir. Dont acte.

 

Frédéric Chef

 

Gilles Ortlieb, Et tout le tremblement, Le bruit du temps, avril 2016, 152 pages, 18 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.