14-18 : Les animaux préhistorique

Le titre, sur fond rouge sang, rappelle une guerre : Hommes 40 – Chevaux (en long) 8. Impossible, en effet, de ne pas penser aux wagons couverts qui transportèrent les déportés à travers l’Europe pendant la seconde guerre mondiale. Or, il s’agit de ceux qui ravitaillaient le front en 1914. Ce récit de la « Grande Guerre », un de plus, est l’œuvre de Jean Lépine, dont hélas, pour le moment, le nom ne vous dit rien. Né en 1896, il devança l’appel en 1915, s’engageant comme volontaire pour le front. Evacué en novembre 1916 après avoir été grièvement blessé à Verdun, il vécut, avocat, écrivain – auteur d’un roman, Le Doute (1928) et d’une Vie de Claude Debussy (1930). Il donna Au sans pareil, en 1933, ce bouleversant reportage qu’on devine à peine romancé, de sa guerre à partir de 1916.

 

Qu’est-ce qui fait qu’on est tout de suite empoigné par ce livre ? Ces phrases qui vous touchent, d’une profonde humanité, d’une justesse et d’une colère rentrée absolument poignantes. L’aspirant Cartier – double de Lépine – refait le chemin parcouru depuis les tranchées de Champagne jusqu’à celles de Verdun. L’enthousiasme du jeune homme cède vite la place au doute et à la peur : C’est ça, la guerre : tenir dans les trous et attendre. Et en attendant, souffrir de tout : de la faim, de la soif, de la détresse morale, de la solitude, du manque de nouvelles, de la vermine, de la grossièreté des compagnons… Le soldat n’est pas long à comprendre qu’il est un âne bâté par la patrie, dur à la peine, une brave bête, en somme. Lépine ne passe rien sous silence : les fraternisations entre belligérants, celles qui, autour d’un paquet de tabac ou d’une boîte de singe auraient pu faire capoter la guerre, si tous les soldats des deux camps s’y étaient mis. Très vite les soldats ne croient plus à l’utilité de leur sacrifice, et, n’en déplaise aux généraux et autres écrivains embusqués, dont les exhortations à la purification par le Feu émaillent ironiquement le texte sous la forme d’exergues, la guerre échappe à ceux qui l’ont voulue au nom de la « Civilisation ».

 

Après avoir espéré partir pour les Dardanelles – un voyage d’un mois pendant lequel l’armistice aurait été signé –, les défenseurs de la patrie sont déportés vers la Meuse. Verdun : c’est l’horreur absolue. Ces hommes qui préfèrent se jeter dans des trous de boue et geler sur place en attendant la mort plutôt que de sortir de la tranchée pour la énième fois sous la pluie des obus. Ces autres, exécutés pour l’exemple, à la dizaine, par leurs compagnons d’armes, parce qu’ils avaient passivement suivi une conférence pacifiste. Et puis, les gaz asphyxiants, qui transforment ces hommes en animaux préhistoriques. Heureusement, il y a l’espoir d’une blessure qui les renverrait à leurs foyers, la désertion par la maladie ou la mort dans le sommeil. Contrairement à l’archevêque de Bordeaux, qui écrit que La guerre est un apôtre suscité de Dieu dans un but de régénération religieuse, morale et sociale, les Jobic, Gloaguen, Berrehouc et autres anonymes dont la chair sera pulvérisée au fond du trou qu’on s’apprête à refermer sur eux savent que Toute une armée de rapaces est embusquée au creux de notre misère qui l’exploitent et en vivent et nous font crever.    

 

Malgré cette grande consommation de matériel humain et les holocaustes de plus en plus énormes consentis à Mars vengeur, il y a l’espoir qui accompagne chaque heure de notre calvaire, et qui nous soutiendra jusqu’à la mort, écrit Lépine. Et puis ces tas de morts empilés qui forment un parapet pour s’abriter des balles, ces tas qui  protègent et sauvent. Pour finir, la guerre devient l’expérience humaine la plus terrible, inutile, absurde : Allons ! Foin des phraséologies creuses, des vers redondants. Le « mourir pour la Patrie est le sort le plus beau » quand, comme nous on a vu de tout près ce que cela représente, quand on sait à quoi cela sert, et les basses besognes mercantiles qui s’accomplissent à l’ombre des beaux sentiments dont jouent les malins et les profiteurs, est une phrase qui soulève en nous le dégoût.

 

Jean Lépine-Cartier est revenu de l’Enfer. Ce retour, il le doit au hasard et non au courage. Il le sait. Et ne s’en vante pas. Il se demande comment survivre avec ces visions de cauchemar. Cartier, pour achever son réquisitoire contre une guerre qui lui a volé sa jeunesse et qui a massacré ses camarades, médite sur le sens de la vie. Seul l’intérêt guide le monde, on ne nous l’apprend pas à l’école. Après la délivrance de l’armistice, le temps a passé. Les anciens combattants, pacifistes, font un constat qui vaut épilogue de ce livre magnifique réédité par les jeunes éditions Prairial : Nous sommes inorganisés. Ceux qui décident de la guerre sont solidaires, disciplinés, en relations internationales les uns avec les autres, ils ont des syndicats financiers, des ententes, des cartels industriels, des intérêts commun, un intérêt commun surtout : l’argent.

 

Frédéric Chef

 

Jean Lépine, Hommes 40 - Chevaux (en long) 8, Prairial, janvier 2016, 232 pages, 13 €    

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