Michel Brix, L’Amour libre, Brève histoire d’une utopie : Les bonnes questions 

Depuis 1968, il n’est plus question que d’amour libre, sans trop qu’on sache encore de quoi on parle : d’amour, toujours, ou de liberté, d’abord ? De l’envie de rencontrer l’autre, homme ou femme, ou plutôt du besoin de protéger son indépendance, dans une quête éperdue de satisfaction individuelle ? De sentiment ou de sexe ? D’envies et de besoins, psychophysiologiques, ou plutôt d’une nécessité sociale imposée par la société en fonction de codes qu’il serait désormais interdit de négliger ? À trop pratiquer l’amour libre, nous ne savons plus ce que nous faisons. Tellee st al thèse défendue par Michel Brix, universitaire, spécialiste entre autres de Nerval, Sainte-Beuve ou Flaubert… Alors, dans une langue simple, sur un ton absolument pas moraliste mais jamais dépourvu d’esprit partisan, et même parfois polémique, celui-ci a osé quitter les chemins bien balisés des études littéraires pour offrir une histoire de l’amour libre.

 

À grandes enjambées, assurément, il nous emmène dans une longue traversée des méandres de l’amour libre, depuis l’Antiquité jusqu’à Michel Houellebecq, en nous rappelant ce que furent les grandes utopies en la matière, celle de Fourier par exemple, quelle place a pu occuper Sade, comment les surréalistes au début du XXe siècle se sont emparés de la question, puis les soixante-huitards jusqu’à évoquer même la pression médiatique que toutes les femmes connaissent aujourd’hui en lisant une certaine presse magazine. Construit sur 14 chapitres qui font évidemment de « Mai 68 » la pierre angulaire de l’ensemble, L’Amour libre se fait volontiers ouvrage de réflexion politique quand il affirme « le libertinage comme un avilissement dont on ne réchappe jamais, une maladie résultant d’une sorte d’empoisonnement de l’esprit » (p. 82) ou quand il s’agit de rappeler qu’« il est infiniment plus efficace de conditionner les gens que de les surveiller. » (p. 175) Michel Brix aborde aussi la réalité de la condition humaine quand il veut nous faire entendre que le bonheur n’est pas un droit puisque « aucune existence humaine ne peut s’assimiler à un état d’euphorie perpétuelle, sans temps morts, sans moments creux ou moroses » (p. 176) ou que l’égoïsme, jusqu’à l’égocentrisme, a dégradé toutes les relations humaines. L’actualité la plus brûlante est même abordée quand Michel Brix ose affirmer que « l’Européenne décolletée n’est pas plus émancipée que la musulmane voilée. » (p. 216) On l’aura compris : Michel Brix déteste nos mœurs quand elles érigent de fausses valeurs en prétendu Graal et imposent à tous une conception de la liberté qui est d’abord source d’uniformisation des modes d’être et de penser. Il s’en prend explicitement à la dictature des medias et à notre lâcheté, voire notre bêtise, implicitement.

 

Sans conteste, Michel Brix pose les bonnes questions : le bonheur est-il un droit auquel chacun d’entre nous peut prétendre et notamment en croyant possible, à chaque moment de son existence, une sexualité épanouie ? D’ailleurs, qu’est-ce que cette fameuse sexualité épanouie que journalistes, psys en tous genres et autres bobos vantent sans arrêt ? À quelle libéralisation du statut de la femme notre société est-elle parvenue si le sexe féminin est sans cesse l’objet d’un regard concupiscent qui l’oblige à se lancer dans une quête éperdue de l’éternelle jeunesse, de la séduction permanente, d’une sexualité forcément ouverte (condamnée ?) à toutes les pratiques ? Comment notre société a-t-elle pu faire de la relation sexuelle « un impératif thérapeutique » (p. 167) ? C’est la confusion entre l’amour et la sexualité qui est ainsi dénoncée, la difficulté pour chacun d’entre nous de rompre avec les stéréotypes que d’autres choisissent à notre place, et nous imposent…

 

Interroger la littérature et les grandes œuvres classiques, L’Amant de lady Chatterley par exemple, Corinne de Mme de Staël, L’Éducation sentimentale de Flaubert ; évoquer nos grandes figures référentes comme le célèbre couple Sartre/Beauvoir, nos penseurs les plus en vogue comme Debord, relire le docteur Reich, et les féministes et renvoyer à la fameuse confession de Catherine Millet : c’est pour Michel Brix montrer la variété des auteurs qui se sont emparés de la question pour s’adresser au plus large public qui soit et lui proposer, enfin, de réfléchir objectivement, sur ce qu’est devenu, aujourd’hui, l’amour. On notera la belle postface qui justifie largement cette nouvelle édition. Là, il s’en prend à Michel Onfray ; de ses œuvres, il propose une analyse sans concession pour montrer comment, au nom d’un prétendu féminisme, les comportements les plus machistes osent tout se permettre. L’auteur nous fait entendre comment le politiquement correct sait être le plus efficace des attrape-nigauds. Son analyse de Soumission de Houellebecq sonne très juste, également.

 

On peut être d’accord ou pas avec Michel Brix qui s’en prend volontiers à la dictature de l’amour libre, car ne faut-il pas toujours s’en prendre à toutes les dictatures qui soient ? Certes, pour notre part, nous préférons la dictature de l’amour libre à celle des corsets moralistes et religieux. Et nous préférons voir des sexes dénudés un peu partout à la une des magazines plutôt que des croix, des strings plutôt que des burkas, entendre le souffle haletant de l’orgasme plutôt que le cri agonisant des lapidés. En effet, l’amour libre – qui n’est pas seulement le sexe à-tout-va, sans sentiment ni respect de l’Autre - n’est-il pas la dernière utopie qui nous reste, la seule à offrir encore, pour de bon, à chacun d’entre nous, la possibilité d’échapper au quotidien des frustrations et des privations quand le temps de l’amour pur et idéalisé est déjà mort à jamais ?  

 

Thierry Poyet

 

Michel Brix, L’Amour libre. Brève histoire d’une utopie, Éditions Molinari, Paris, juin 2016. Deuxième édition revue et augmentée (1ere éd. 2008)

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