Totalement dépassés, de Gérard Sibleyras : Des dépassés conjugués au présent

Une guirlande de témoignages. Fictifs, bien entendu, et d’autant plus criants de vérité. Chacun sait que les faux témoins sont les plus convaincants. Des historiettes, des anecdotes. De minces tranches de vie exposées par des gens ordinaires qui se racontent sans fard. D’Antoine, 38 ans, développeur informatique chez Orange, jusqu’à Aldo, 53 ans, sous-brigadier de gendarmerie en disponibilité, en passant par Philomène, Bertrand ou Alysée, tous les âges, toutes les positions sociales. Nous en avons, à coup sûr, croisé quelques-uns au coin de la rue.

 

Ce qu’ils narrent avec leurs mots souvent naïfs, sans le moindre recul, peut sembler, à première vue, anodin. Pourtant, l’émotion en émane. Et aussi la cocasserie, l’humour le plus souvent involontaire. Il y est question de ce qu’il convient d’appeler des « faits de société », du trouble qu’ils engendrent ou pourraient engendrer. Ainsi de la vogue de la pensée positive (elle permet d’occulter les carences de Pole Emploi), celle des sites de rencontre qui rendent caduques, voire inimaginables les idylles réelles et toutes simples de jadis. Fabrice, 41 ans, juriste au service contentieux chez BNP Paribas, se découvre homosexuel grâce à une panne d’ascenseur. San déplaisir excessif, du reste, le premier moment de stupeur passé. Un autre, soucieux de s’adapter à la mondialisation qui avance à grands pas, contraint toute sa famille à ne s’exprimer qu’en anglais. Quant à Jérôme, qui, à l’instar de nombre de nos contemporains, a fait de l’écologie sa religion, il apprend, avec l’effroi que l’on devine, que sa femme le trompe avec un torero.

 

Autant de situations insolites mais, somme toute, vraisemblables. D’êtres « totalement dépassés », comme l’affirme le titre. Par une époque qui va trop vite. Par l’évolution des techniques aussi bien que des mœurs. Par ce qu’on appelle le Progrès et qui n’est souvent que le masque de la régression. Par la dictature de la mode, la prégnance de la publicité et des idées au goût du jour. Bref, par tout ce que nous subissons au quotidien, sans en être forcément conscients, et qui façonne, à notre insu, notre existence.

 

La succession de ces cinquante-trois témoignages ingénus, bigarrés, insolites ou banals, donne, au bout du compte, un portrait fidèle de notre temps. Aucun jugement, mais un constat. D’autant plus efficace que l’auteur nous tend, en quelque sorte, un miroir et invite à la réflexion : serais-je point, moi, lecteur amusé ou ému, aussi dépassé que ces êtres manipulables à merci ? La réponse, prévisible, donne froid dans le dos.

 

Jacques Aboucaya

 

Gérard Sibleyras, Totalement dépassés, de Fallois, janvier 2017, 134 p., 17 €.

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