Claude-Henri Rocquet, Je n’ai pas vu passer le temps : Une mosaïque de saisissements

Il est parti depuis peu, si tant est qu’il soit parti. Claude-Henri Rocquet n’est plus, plus de ce monde. Bien sûr, les écrivains meurent, presque par inadvertance, mais leur parole, j’allais dire leur voix, refuse de mourir. Elle persiste dans la rumeur, dans la fureur de ce monde où le silence semble s’être absenté. Peut-être ai-je tort ? Peut-être ma formulation n’est-elle pas adéquate ? Et je ferais mieux d’écrire : les écrivains ne meurent pas, ils se taisent. Ils se retirent dans cet absolu nommé silence.

 

Avant même de poursuivre, il me paraît essentiel de souligner un point : sans l’amour, sans l’attention, sans la fidélité et le dévouement d’Anne Fougère sa femme, le livre de Claude-Henri Rocquet n’aurait pas vu le jour. Et combien cette complicité active me touche ! Il arrive fréquemment que les écrivains ne soient capables que d’écrire, et nul ne saurait leur en porter grief, si bien que sans la bienveillance de certains, si rares, leur œuvre serait presque condamnée à l’oubli. Ils sont nombreux ceux qui, sans ce secret combat, seraient restés dans une malle de hasard : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Cyprian Norwid, Friedrich Hölderlin… pour ne citer qu’eux. Aux humeurs de la postérité s’ajoutent les aléas de la vie. Que soit donc remerciée une femme d’exception, tout au service d’une œuvre qui ne l’est pas moins.

 

Ici, tout commence par un octosyllabe, une cadence digne d’Aragon que Claude-Henri Rocquet aimait tant : Je n’ai pas vu passer le temps. Une remarque, une évidence, une parole en passant, presque un aveu fait musique. Ce livre-là n’est – reconnaissons-le –, pas réellement destiné à ce que les éditeurs (nombre d’entre eux du moins) nomment en convoitant ses faveurs : le grand public. Il est trop bien écrit ! Ce serait jeter des perles aux cochons, les lecteurs étant considérés comme des demeurés curieux incapables de différencier le tout venant de l’exceptionnel ; étant entendu, avec ce dédain coutumier, que la majorité desdits lecteurs se contentent de consommer ce qui est sensé leur correspondre : des produits de grande distribution, de la sous-culture industrielle. Rocquet pensait qu’un livre, un vrai, n’est pas un bien de consommation mais un trésor, une merveille enchâssée dans des pages et formant volume – il rejoignait en cela l’opinion connue de S. Rushdie, quand un livre tombe à terre, il faut l’embrasser pour effacer l’offense de la chute. Et comme ce livre ne ressemble à nul autre, il est posé qu’il ne pourra trouver qu’un public d’amateurs éclairés, happy few, un cénacle d’écrivains à même de pouvoir le saluer comme un miracle de style, d’élégance, un condensé d’émotions relatées. J’aimerais pourtant que mes lignes fassent mentir ces hordes de commerciaux imbus d’eux-mêmes et que ces pages admirables soient goûtées par un nombre croissant de lecteurs. Vœu pieux.

 

J’ai pris le temps de la lecture – temps de dégustation pour ne rien gâcher des saveurs contenues dans ces pages. J’insiste sur un point capital avant d’aller plus avant dans la suscitation (pour reprendre Mallarmé) : Je n’ai pas vu passer le temps est remarquablement construit ; l’architecture d’un livre, pour ne pas dire son architectonique est le signe subtil de la réussite, l’ordre des chapitre s’ajoute à celui des phrases, le sommaire transcende la grammaire et en corrobore le règne. Sans doute, le « grand public » si méprisé n’est-il par formé à saisir l’impact de ce genre de structure… cela reste à démontrer ; elle contient toujours un ordre, un schéma assez puissant pour réveiller en chacun (à son insu) un attachement pour les structures, les mises en formes qui saisit d’emblée celui ou celle qui achève par exemple la lecture de À la recherche du temps perdu, Les Illuminations ou Charmes. Ainsi que ce soit dans Proust, dans Rimbaud ou dans Valéry, l’architecture interne résiste autant que la beauté formelle de la phrase la plus apparemment banale. Dans ce recueil, trente textes, en comptant la « préface » modestement désignée « Journal épars ». Journal sans date, fragment construit en guise de seuil sinon de portique. L’ensemble placé sous le signe du « saisissement ». L’émotion ressentie devient le socle sur lequel s’édifie le texte, et pour citer Lamartine : « Qui sait émouvoir sait tout. » Chaque texte est ici semblable à une tesselle posée près d’une autre, il prend son sens, j’allais dire son « relief » (pour saluer Joubert : « Des riens en reliefs ») au sein d’une mosaïque pensée comme un dessin qui ne se révèle qu’une fois posé le dernier mot du dernier texte (« Oui ») ; au terme donc de cet acquiescement final, de cette acceptation tranquille semblable à celle de Marie à l’annonce de l’ange, nous sommes conviés à méditer avec l’auteur :

 

« Qui me parle dans mon sommeil ? Dans la nuit, j’entends une haleine, mais une parole ? à peine. Qui chuchote ? Qui chuchote qu’il me réveille ? Je sens un souffle à mon oreille. Un petit matin se lève, fait de brise et de bruit d’aile. J’étais mort, je n’étais plus, qui voudrait que je revive ? Qui voudrait que je rouvre les yeux puisqu’il fait si noir dans mon refuge gluant ? Qui voudrait que je retrouve la rive d’où j’ai glissé dans la bouche du néant ? Qui voudrait que je me nomme et recommence de vivre ? Je n’ai, plus de corps. Je n’ai plus de lèvres. Je n’ai plus de nom. Laissez-moi n’être plus. »

 

Silence. Retrait. Que me dit celui qui est parti et soudain se réveille ?

 

« Et que vois-tu sous ta flamme, ô pauvre aurore ? Mieux vaudrait que tu t’éteignes et dans la nuit me replonge, pour toujours. Mieux vaut un sommeil sans songe. Laisse-moi n’être que nuit. »

 

L’oubli peut bien assiéger la place, quelqu’un résiste en même temps qu’il s’enfonce dans la nuit. Quelqu’un parle : « Il est temps de vivre encore. Va ! je ne te lâche pas. L’aurore veille à ta porte. J’attends. J’attends que tu sortes et que tu ailles où il t’est donné d’aller. Dans le plus noir des entrailles de cette baleine tombale, l’aurore patiente. »

 

Jonas ! L’écrivain, le poète est ce Jonas avalé par la baleine dont la bouche béante est semblable à un tombeau ouvert – l’aurore est là qui t’attend, elle « patiente » pour toi et toi seul et de ce dernier mot surgit une espérance faite lumière. Oui, une espérance contre toute attente, cela m’a immédiatement fait penser à la dernière scène (acte II, scène 10) de l’Électre (1937) de Giraudoux (Claude-Henri Rocquet qui fut un grand dramaturge pénétré d’une immense culture théâtrale y songea sans doute aussi) :

 

« La femme Narsès : Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu’il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

Électre : Demande au mendiant. Il le sait.

Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. »


Rideau. Le rideau tombe, le jour se lève. « L’aurore patiente ». Le livre, comme cette aurore, comme la vie, réclame une patience. Une attente pleine d’abandon et de confiance ; un livre répond toujours à cette patience et à un appel : « Un livre toujours est l’horizon d’un livre » est-il déjà écrit page 12. D’emblée donc non seulement une direction nous est donnée, mais plus encore l’annonce d’« un nouveau songe » : « Sous un livre, toujours, dort et s’éveille (comme il en est de l’auteur lui-même – c’est moi qui souligne) un autre livre, songe enfoui dans notre sommeil, notre nuit, trésor, à la garde de quel dragon ? Il arrive qu’un écrivain futur, sans le savoir, en soit l’inventeur, et fasse entendre une voix qui s’est tue, prête sa main vivante à la voix d’ombre. De qui suis-je l’héritier, de quel manuscrit dormant, rêvé, suis-je, au moins en certains endroits, le copiste, le scribe, en signant ce livre ? »

 

L’écrivain ne serait qu’un passeur, celui par qui une œuvre inachevée se poursuit, il prête un moment sa voix et sa main pour poursuivre ce que d’autres ont laissé en chantier : le livre impossible, le livre de vie, celui que Jean dévore dans l’Apocalypse. L’écrivain déchiffre un palimpseste abimé, parcellaire, il continue ce qui n’a pas de fin, modestement : « Journal épars (dit-il), études et "choses vues" (comme celles que vit Hugo…), récits qui sont peut-être des nouvelles » Peut-être précise-t-il… « Rêves, souvenirs, souvenirs imaginaires, Bruges, Milan, Gordes, la mer du Nord et le Vaucluse, la place Monge, l’Andalousie… Le temps, plus que leur auteur, a fait de ces pages, diverses, un livre, dont j’aimerais qu’il soit de ceux qui se lisent par transparence. » Le temps est l’écrivain et l’écrivain une vitre entre deux monde. Une lentille grossissante qui isole une émotion, un lieu, une atmosphère. « Hermès, dieu de l’écriture et des chemins, dieu des troupeaux et de leurs empreintes, écriture à l’envers sur la boue du chemin, le traverse. Il en est le maître, l’architecte. » Un dieu est à l’œuvre qui met en ordre des traces sur cette sente, empreintes fraîches qui se laissent lire un moment, empreintes encore pleine de vie. Un ordre se fait qui devient mosaïque d’émotions, de saisissements, ou – pour être plus en accord avec les grands peintres flamands ici célébrés : un polyptyque aux panneaux innombrables qui lentement se déploie dans l’esprit attentif et étonné.

 

Le détail – qui n’aurait rien de fastidieux – semble presque inutile qui viendrait déflorer le voyage dans ces chemins de traverses. Hugo van der Goes, le peintre de Rouge-Cloître, (le deuxième paragraphe de la page 23, relu trois fois, avec ravissement…), Raymond Guérin, Henry Miller, Lorca (lisez le lien que suscite le vers magique du premier poème du Romancero gitano : La luna vino a la fragua/con su polisón de nardos : « La lune vint à la forge, en jupe de tubéreuse »…) ; Anima Persa : « Âme perdues qui cherchent leur chemin et se souviennent des chemins de la terre, douleur et délice. Âmes perdues qui revivent l’ombre de leur vie et tendent les mains, le visage, leur pauvre corps, vers la vie qui sera sans ombre et qui sera fraîcheur. / Âmes perdues comme déjà sur terre » – afin de filer la métaphore ; Bosch (La sortie de Sodome), Le Globe (méditation en spirale dirai-je) : « Lorsque nous quitterons la terre, colons d’une autre planète, nouvelle, vierge, la terre étant usée, trouée, comme une semelle, nous emporterons dans une graine toute notre mémoire. Peut-être les voyageurs eux-mêmes seront-ils des graines s’éveillant après des saisons infinies, puis se rendormant après avoir procréé des êtres qui passé d’autres confins procréeront, pour traverser des millénaires d’années-lumière et aborder enfin au port d’une espèce d’éternité. » (…) « Derviches ! apprenez-moi à danser immobile tandis que le creux d’un roseau change le souffle en musique, en mémoire de l’éternel, ma vraie vie, que j’oublie, et dont je me souviens, par la grâce de la danse. Apprenez-moi à me confondre avec l’axe du monde, la flamme de l’être ». Style ! voilà qui devrait convaincre les plus frileux, les plus désœuvrés qu’il n’est pas mort ! et la Belgique, et les Flandres, et Dürer, Patinir : « Peindre tout cela (le retour de l’enfant prodigue), c’est facile, ce n’est rien. Mais peindre l’essentiel – la merveilleuse rencontre ? (…) Comment veux-tu peindre la joie des anges ? » ; Le Lorrain et son Port au soleil couchant ; Hans Hermann Steffens ; la Nativité : « On croit si peu à soi-même. » ; l’Espagne, Cordoue, Picasso, Lanza del Vasto bien sûr, et Icare dont la chute (surtout chez Bruegel) nous rappelle sans cesse la nôtre, les nôtres, homme, écrivain, créateur… « L’écriture est un voyage » en ce monde et en soi et chaque page, saturée de poésie, vient le redire avec élégance.

 

Au lieu donc de m’enfoncer dans une exégèse impossible et inutile, je préfère citer un fragment de L’or des enfers (page 41) qui est, à mon sens, la plus belle page jamais écrite sur l’enfance :

 

« Sans notre enfance, sans la souffrance et l’extase de notre enfance, sans cette espèce de songe suspendu, verger lointain, verger tout proche, jardin de givre sur la vitre, pervenche, fenêtre où se perchent les anges, où se penchent les anges, les mésanges, sans notre enfance, ses pluies, ses neiges, le feu qui secoue sa chevelure et ses sabots dans la neige de la cendre, sans notre enfance et cette barque qui dérive, entre les saules, entre les rives et les talus, les éphémères sur les rives et les plis de l’eau, le clapotis d’une ablette, cette barque et sa folie de nénuphars sous les branches basses, murmure des mousses, maison déserte, jardin de statues de plâtre, cette barque qui nous berce, et nous sommes malades, un peu, sans notre enfance, que pourrions-nous imaginer de plus vrai que la vie ? »

 

Toute vie, pour qui reste attentif et disposé à se laisser saisir sinon retourner comme un gant par des émotions inimaginables, porte en elle ce surgissement où s’inscrit un sens, une parole unique, une lumière, Claude-Henri Rocquet ne fait que nous le rappeler, il nous invite à cette patience, à cet étonnement souverain jusque dans l’action la plus apparemment banale, jusque dans le quotidien navrant qui porte en lui une insondable merveille, il vient nous délivrer un mot de passe murmuré : l’aurore patiente en toi, elle t’attend, laisse la monter et tente de ne rien construire qui risque d’en empêcher l’ascension. Tu es né pour une anastase qui transforme ton parcours en message.

 

Claude-Henry du Bord

 

Claude-Henri Rocquet, Je n’ai pas vu passer le temps, Éditions le bois d’Orion, octobre 2016, 239 pages, 20 € 

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