Dominique de Roux sur Ezra Pound : Savoir saluer

Combien de fois ai-je lu ces trente pages ? En m'interrogeant toujours sur les causes de leur pouvoir. Peu importe, elles font partie de celles qui m'accompagnèrent sans jamais perdre de leur magie. Mystérieux assemblage. Incantatoire. Thrène et hommage, salutations vibrant d’une mélancolie austère. La littérature parfois ressemble à ce fameux coup de hache dans la banquise de nos habitudes et que l'auteur évoque dans Immédiatement à propos de Kafka... Un titre étrange que celui de ce petit volume d’une extrême élégance, extrait d'une note qui ne l'est pas moins : "Enfin lavé par les pluies d'avril, le gravier des vies perdues." Et surtout, en écrivant ces fulgurances en 1972 (publiées deux ans plus tard chez Letttera amorosa), Dominique de Roux tenait à saluer Ezra Pound, mort à Venise le 1er novembre de la même année. Ils étaient amis, écrivains d’une extrême exigence, partageaient la même haute idée de la chose écrite… Le sphinx s'éteignit le jour de la Toussaint, à moins qu’il ne s’agisse d’un phoenix... il cessa de promener son ombre fantomatique dans cette antichambre de la mort, entre palais rongés et eau verte croupie, hiératique et muet. Un génie rendait hommage à un génie. Sans emphase inutile, mais en rassemblant quelques précieux graviers de mémoire cimentés par une prose poétique à la mesure du deuil.

Quarante ans après la brusque disparition de Dominique de Roux, son fils Pierre Guillaume, éditeur s'il en fût, remercie ce père admirable et jette sur le parvis de cette époque ignoble une poignée de graviers sonores. Il est des liens que rien ne peut dissoudre, pas même le tamis du temps, pas même l’oubli, étranger à nos atermoiements.

Il n'était alors certes pas aisé de saluer Pound, poète de l'absolue récapitulation d'une civilisation moribonde, honni pour avoir préféré le fascisme mussolinien à l'hypnose stalinienne. Le jugement de l’histoire, si proche des tribunaux révolutionnaires et leurs convulsions, fabrique d’incertains purgatoires. Ils discréditent une œuvre faute de pouvoir dépecer son auteur, de l’écorcher vif comme saint Barthélémy. Ainsi Céline. Les hommes de haute stature ont-ils le droit de se tromper ? Oui, s’ils s’appellent Aragon ou Sartre. L’erreur n’est humaine que pour les illusionnistes de gauche. Pound embarrassait, il eut la guerre finit l’insigne honneur d’être un des huit Américains résidant eu Europe accusés de trahison. On l’interna dans un hôpital psychique : plus aisé de traiter de fou cet incontrôlable météore que de le laisser s’exprimer au sein d’un tribunal. Treize ans (1945-1958) au Saint Elizabeths Hospital, Washington, District de Columbia,  exil – avant d’être renvoyé dans la péninsule en 1960. Et depuis cet enfermement, plus un mot : le silence en guise d’insulte à ce « ramassis de barbares merdeux » juste bon à laisser crever un artiste. Qu’aurait-on bien pu faire de ces théories où l’occulte se mêle au mysticisme, où le politique est épique, condamnation virulente d’un cancer qui nous dévore : la remise de la création monétaire à la finance internationale privée ? Ironique non ? Les poètes sont des révolutionnaires, ils ne peuvent s’empêcher, comme D. H. Laurence, de vouloir tout faire péter, relisez le Serpent à plumes, vous comprendrez. Rimbaud, mesdames et messieurs, vendit plus d’armes que de café…

Après avoir donc été enfermé dans une cage à Pise par ses compatriotes américains, en guise de jugement expiatoire, et jugé infréquentable, après l’asile, il alla se retirer à Venise, avec Olga Rudge, 252 Calle Querini. Autant rassembler les membres épars d'Osiris dans le sanctuaire de l'opéra, lieu de pouvoir obsolète, décor flottant, mausolé de l'Europe et du capitalisme. "Venise s'ouvre aux usages oubliés de la mort." Et ne plus prononcer une parole, comme Nietzsche. La prison du silence au lieu de l’Agora du bavardage intempestif et crétin. « L’atroce inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit » écrivait Baudelaire…  

Ne comptez pas sur moi pour avoir aujourd'hui la patience désespérément pédagogique de vous exposer en quoi Pound est un génie : les œuvres d’Eliot, Yeats, Laurence et tant d’autres vous l’apprendrons, qui les influença, les soutint sans faillir. Si même vous ne connaissez pas son nom, vous êtes l'ilote absolu qu'il avait en horreur. Passez votre chemin et retournez au néant de votre condition moutonnière. Peut être que son nom provoquera en vous un effroi, je vous le souhaite : il est bien plus, cette déflagration que son patronyme contient, le sourd craquement que produit la banquise quand elle craque. Pound. L'absolu de l'exil et "il n'y a pas de grande poésie sans grand exil". Cendres et fumée. Tout est consumé. "Et maintenant, mort sur sa pirogue laquée noire, à peine quelques couronnes sur les planches mates, il vogue, il mesure la mobilité de l'univers. Deux gondoliers enveloppés de capes noires tracent sur les eaux nulles le premier/le dernier idéogramme des Cantos :

Puis nous avons rejoint le bateau

Plongé l'étrave aux brisants, rendu la mer divine".

Oui, "la grande poésie arrache au monde, centuple la vie dans l'isolement" - seul, Pound, devenu ombre sur les eaux qui dévorent les palais ; seul comme Joyce à Zurich, jeté en terre comme une semence explosive. Empédocle dans le feu de l'Etna, Pound dans l'acqua alta de son refus, de son inoxydable mutisme, entre la piazzetta et San Michele. D'île en île, d’un tombeau l’autre. "Trop tard vient la connaissance"- plus personne ne sait lire. Peut-être même depuis Keats qui écrivait son nom sur l'eau avant de se noyer. Comme les traces dessinées par le Christ sur le sable, les injonctions que le poète adresse aux sourds et aux furieux. Se démettre, saluer alors même que la nuit tombe : "Apres la dépendance des choses, toutes choses si provisoire, si futiles." Toutes sauf cette folie nécessaire nommée Poésie. "Ezra Pound hors d'atteinte, libéré de la parole, de ses femmes, de la foule, esprit libéré de lui-même, ayant échappé à la misère et à la mort, inconcevable dans ce mystère." Libéré de sa cage, il parcourait sans mot dire cette scène flottante où l’histoire est suspendue, il "s'éloignait de la religion des parousies chétives", achevait l'interminable récession de l'inutile, lui "l'homme des Etats-Unis et de la Chine, l'homme du Pacifique, retrouvait engagé dans le non-retour du Tao", l'apostrophe adressée aux Tang, sa parole poétique devenue vaguelette immémoriale sapant le marbre des fondations savantes pour vivre "face à l'éternité". Sel de la terre, conque, nautile sur la lagune en deuil.

Je me souviens avoir emprunté, à Rapallo, étape avant les vaporetti nauséeux, le sirocco, les Bellini frappés, les poissons morts, le sentier montagneux que Nietzsche suivait dans les collines gazouillant de merles agacés et que Pound venait humer. Les oliviers craquaient jusqu'à Portofino et les vignes oubliaient le gravier de ces vies perdues dont elles extrayaient la substance crayeuse. Pour un fruit jutant d’amères évidences.

La mer déjà. Et la lumière. Semblable à celle que contiennent ces pages où respirent "les choses de la création inanimée, tandis que passent les badauds sur les perspectives, les gens du siècle."

Dominique de Roux su élever un monument à la mémoire de celui en qui tout s'était si résolument renouvelé, pour presque rien.

Claude-Henry du Bord

Dominique de Roux, Le gravier des vies perdues, Éditions Pierre Guillaume de Roux, avril 2017, 60 pages, 12,90 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.