Nathalie Sarraute. Extrait de Lettres d’Amérique

EXTRAIT EXCLUSIF >

Introduction

Les lettres de Nathalie Sarraute que nous publions aujourd’hui offrent un aperçu inédit de la personnalité de l’un des écrivains majeurs du xxe siècle. Chef de file reconnue du nouveau roman, auteur d’une œuvre considérable, lauréate du Prix international de Littérature en 1964, elle avait enfin connu le rare honneur d’être publiée de son vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade », parmi tant d’autres signes de considération pour l’auteur de Tropismes. Par pudeur autant que par volonté de ne pas parasiter la réception de son œuvre par une lecture biographique et psychologisante, Nathalie Sarraute avait toujours fait le choix de s’exposer le moins possible, de faire disparaître la personne derrière son œuvre. Auteur d’une littérature incroyablement subtile, fruit d’un travail exigeant, Sarraute n’avait pourtant rien d’une prophétesse sibylline, retirée du monde et dissimulée dans les ténèbres et les vapeurs de la myrrhe et de l’encens d’un univers strictement mental ; bien au contraire, cette correspondance témoigne d’une personnalité facétieuse, aussi prompte à l’émerveillement qu’au sarcasme. Ces vingt-quatre lettres, comme autant d’entrées d’un journal de voyage, dressent le portrait inattendu d’une jeune fille bondissante de soixante-trois ans emportée dans une traversée continentale des États-Unis au début de l’année 1964.

Écrites dans un style heurté, presque télégraphique, ces lettres forment en outre un témoignage remarquable de la profonde communion intellectuelle et sentimentale du couple constitué depuis 1925 par Nathalie et Raymond Sarraute. L’existence même de cette correspondance est d’ailleurs due à un accident, qui se révèle heureux pour nous, puisque les époux Sarraute avaient l’habitude de voyager ensemble pendant les tournées de conférences organisées autour de l’œuvre littéraire de l’auteur. Les obligations professionnelles de Raymond Sarraute, avocat au barreau de Paris, l’avaient empêché de manière exceptionnelle d’accompagner son épouse dans son voyage. Ces lettres avaient pour but de combler une séparation inhabituelle et de permettre à Raymond Sarraute de participer malgré tout à cette expédition. […]

Nathalie Sarraute a livré une des œuvres les plus originales de la littérature du XXe siècle. Au cours de son incroyable longévité, elle n’a eu de cesse d’explorer un univers que nul autre avant elle n’avait songé à atteindre : l’impression fugace et vacillante qui s’efface avant même d’avoir été formulée, ce magma mental qui précède la pensée. Un monde flou, dissimulé sous tant de couches de bienséance, de cliché, de contrôle de soi, ce que Sarraute a appelé les tropismes à défaut d’autre terme adéquat et qui constituent la matière essentielle, unique même de son œuvre. […]

 

Madison, le 19 février 18 h. (jeudi) (1)

Mon cher petit Chien Loup.

Reçu aujourd’hui une lettre adorable de Domi, que tu embrasseras pour moi, cette chouchoute ! et une de toi me reprochant de ne pas écrire assez !!! J’espère que tu conserves mon roman-fleuve, non pour la postérité – trop mal écrit – mais pour que je m’en souvienne (2). Cette idée me vient seulement maintenant : quand je t’écris, c’est par un besoin fou de partager tout avec mon vieux Chien Loup (3). Donc nous en étions restés à notre arrivée ici. Chambre luxueuse, mais affreusement laide (avec salle de bains) à l’Union des étudiants : palais somptueux avec salons comme ceux du Ritz (4), bibliothèques, salles d’exposition de tableaux, restaurants... Ma chambre donne sur un lac immense, entièrement gelé. Des hélicoptères de toutes les couleurs viennent de temps en temps s’y poser. Les bords boisés de l’autre rive se voient par temps clair. Mais il n’y a pas de neige comme à Boston et il ne fait pas froid. Cette ville entièrement moderne contient 27 000 étudiants. Dîné dans délicieuse maison en bois peint en blanc avec véranda, fleurs, chintz (5), feux de bois, escaliers blancs, fleurs, chiens et pelouses, chez le Head of French Department qui était venu lundi avec sa femme nous chercher à la descente d’avion. Dîner avec Germaine Brée (absolument charmante) dans le restaurant-club-hôtel le plus élégant de la ville, où n’importe qui ne peut pas venir dîner : société sélectionnée, petite salle à manger exquise, tapissée de soie, bougies. Homard entier pour chacun, pêché la nuit même dans le Maine, et apporté par avion. Vin blanc alsacien divin et... à une table le Gouverneur Wallace, entouré à toutes les tables, de ses fads (6) et de ses gorilles énormes et tous semblables. Puis, assisté à sa conférence. « Piquets » d’étudiants, jeunes filles et jeunes garçons, vrais bébés portant des pancartes incendiaires contre la ségrégation. Étudiants nègres regardaient sans participer. Discours de Wallace – jovial, interrompu par rires moqueurs. Et lui : « As long as you laugh, it’s all right. » Et puis : « Where there is property, there is freedom. Where there is no property, there is no freedom. » Une voix d’enfant : « And what about Spain ? » Wallace rit sans répondre. « I never thought Black people were inferior to White people. We are different and therefore we have to remain apart (7). » Rires, cris...

Aujourd’hui : 2 h. 30 mon cours aux étudiants : j’ai répondu à questions très intelligentes. 4 h. 30 : conférence sur Flaubert devant étudiants et profs assemblés. A très bien marché (j’en sors) et me repose avant d’aller dîner avec Germaine Brée et Maria. Maria – hélas ! – part demain. Sa présence a été formidable. On ne peut être plus attentif, généreux et charmant. Dimanche je vais à Milwaukee, accompagnée par une amie de Simone de Beauvoir, faire une conférence.

Hier après-midi, alors que j’aurais voulu faire la sieste après déjeuner énorme, il a fallu aller visiter les installations de recherches physiques et atomiques de l’Université : reçue graphiques, lumières rouges, cylindres, partout les chefs de service, présentés à la Reine, accompagnaient en lui expliquant... Sa gracieuse majesté souriait, opinait « Oh ! I see... How interesting (8)... » remerciait, tendait sa main gantée... ne comprenait pas un mot, mais faisait semblant d’examiner des courbes, des courants, des appareils radioactifs... des laboratoires où les sujets les plus brillants actionnaient des manettes et venaient la saluer. Enfin, invitée à goûter avec les jeunes savants, le Head et quelques maîtres, a parlé avec eux d’Oppenheimer, de sa maison, de sa conduite sous McCarthy (9). Raccompagnée chez elle, s’est changée pour aller à un dîner dans maison ravissante (divin, déjà mentionné), puis au Dom Juan de Molière, joué par des étudiants de français très brillants. Mais elle avait sommeil et sentait à tout moment sur elle l’œil inquiet du Doyen. Écarquillait les yeux. Souffrait. Ce matin, fraîche, pas fatiguée. Tout à l’heure (je reprends à 10 h. du soir) avons dîné dans restaurant (terrasse avec vue sur le Capitole (10) illuminé de Madison), offert par Maria à G. Brée (qui voulait nous inviter) et à moi. Ravie du succès énorme de ma conférence sur Flaubert à 4 h. J’ai avalé un merveilleux cocktail et un steak immense et viens de rentrer assez euphorique.

Je t’embrasse, mon Chien Loup. Vais dormir.

Les articles élogieux pleuvent ici sur Les Fruits d’Or. Braziller, ravi, fait une réclame énorme. Je vais en parler à Claude Gallimard (11) qui n’a rien fait !!! et lui tenir la dragée haute.

Tout le monde m’adore. Prends chaque mot pour argent comptant. Ça me changera de Paris. Au revoir mon cher petit Chien Loup. Tu n’as pas écrit à Maria. Ce n’est pas gentil. Et Assia ? Lui as-tu écrit pour son télégramme ?

Je fais une conférence à New York le 18 mars à 4 h. Ai retenu une chambre d’hôtel pour le 17. T’y attendrai le 20. Si ne pourrai [sic] aller te chercher à New York.

Je t’embrasse ainsi que tous mes chers Boubous.

FOX.

Je pars d’ici le vendredi 27 pour visiter Chicago pendant 2 jours, accompagnée par jeune romancière qui étudie mes livres (12). On va demander à Nelson Algren (13) (ex-amant de Simone de Beauvoir) de me montrer les bas-fonds de Chicago dont il est un habitué. Voudra-t-il ? Sera-t-il à Chicago ? Les gratte-ciel et les musées de là-bas sont, paraît-il, admirables.

FOX.

Qui n’en revient pas de tout ce qui lui arrive, de tout ce qu’il voit.

Aucune fatigue. Moins qu’à Paris, car détente nerveuse.

Vendredi 5 h. du matin : réveillée un peu angoissée. N’oublie jamais de mettre le téléphone aux absents chaque fois que tu sors, même s’il n’y a pas d’appels. Insomnie. M’écouteras-tu à la radio avant d’aller à ta séance ? Penses-tu à moi (14) ?

 

1. Nathalie Sarraute se trompe de jour : le 19 février 1964 tombait un mercredi. Le cachet de la poste sur l’enveloppe de cette lettre indique un envoi à cette date.

2. Cette correspondance avait une valeur sentimentale toute particulière pour Nathalie Sarraute. Elle s’en était souvent entretenue avec sa fille Dominique Sarraute (conversation avec l’éditeur du texte).

3. Sur la relation entre Nathalie et Raymond Sarraute, voir notre introduction.

4. Le Ritz, célèbre palace parisien de la place Vendôme.

5. Toile de coton robuste utilisée pour la tapisserie et l’ameublement.


6. Expression argotique. En français : malabars.


7. Conversation en français : « Du moment que ça vous fait rire, tout va bien », « Là où la propriété existe, la liberté existe aussi. Là où la propriété n’existe pas, la liberté n’existe pas non plus », « Et l’Espagne, alors ? », « Je n’ai jamais considéré les Noirs comme étant inférieurs aux Blancs. Nous sommes différents et de ce fait nous devons demeurer séparés. »

8. En français : « Ah, je vois... Comme c’est intéressant... »

9. Robert Oppenheimer avait dû témoigner devant la commission d’enquête chargée de traquer les communistes au déclenchement de la guerre froide (House Un-American Activities Committee) qui, quoique n’étant pas similaire aux commissions d’enquête sénatoriales de Joseph McCarthy, participait de la même ambiance de chasse aux sorcières. Dans ces circonstances, Robert Oppenheimer avait dénoncé l’engagement communiste de plusieurs de ses anciens étudiants.

10. Achevé en 1917, le Wisconsin State Capitol rassemble les deux chambres législatives, ainsi que la Cour suprême de l’État et les bureaux du gouverneur. D’une architecture néo-classique massive et avec une hauteur de plus de quatre-vingt-six mètres, cette structure domine toujours la ville.

11. Claude Gallimard (1914-1991), fils de Gaston Gallimard, fondateur des Éditions Gallimard, qu’il dirigea de 1976 à 1988.

12. Il s’agit d’Elaine Marks (1930-2001), professeur de l’université du Wisconsin à Madison, spécialiste du féminisme français et plus particulièrement de l’œuvre de Colette et de Simone de Beauvoir.

13. Nelson Algren (1909-1981), écrivain d’avant-garde, s’intéressait avant tout aux marges de la société, qui constituaient l’élément essentiel de sa matière littéraire. Il fut l’amant de Simone de Beauvoir à la fin des années 1940 et au début des années 1950, une aventure qui figure de manière proéminente dans le roman de Beauvoir Les Mandarins, pour lequel elle obtint le prix Goncourt en 1954.

14. À cet endroit, Nathalie Sarraute a dessiné un petit personnage hirsute.

© Gallimard 2017

© Photo : J Sassier

 

Quatrième de couverture > Les lettres d’Amérique de Nathalie Sarraute offrent un aperçu inédit sur la personnalité de l’un des écrivains majeurs du XXe siècle. Elles témoignent d’une personnalité facétieuse, aussi prompte à l’émerveillement qu’au sarcasme. Ces vingt-quatre lettres, comme autant d’entrées d’un journal de voyage, dressent le portrait inattendu d’une jeune fille bondissante de soixante-trois ans qui, enfin reconnue comme une figure du nouveau roman, traverse les États-Unis dans une excitation électrique, en même temps qu’une certaine forme de stupeur, ayant encore peine à croire à sa bonne fortune. Écrites dans un style impressionniste, heurté, presque télégraphique, ces lettres à son mari absent montrent, outre la communion de ce couple, l’Amérique en pleine révolution culturelle dont les grandes universités sont les épicentres. Nathalie Sarraute donne une vingtaine de conférences dans les universités américaines les plus prestigieuses et reçoit un accueil enthousiaste pour la littérature française d'avant-garde qu'elle représente. Elle arrive à New-York le 1er février 1964 et rentre en France le 1er avril.

Femme de lettres française d’origine russe, Nathalie Sarraute (1900-1999), est l’une des figures du Nouveau Roman. Ses œuvres complètes sont disponibles aux Éditions Gallimard.

Pages choisies par Annick Geille

Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique, Présentation d’Olivier Wagner, édition établie et annotée par Carrie Landfried et Olivier Wagner, Gallimard, mai 2017, 128 pages, 14,50 €

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