E. Dard, A Fabre-Luce, L. Guillemot, O. Merle, S. Bertière : Clio aux cent visages

Que l’Histoire, la grande aussi bien que la petite, constitue une source d’inspiration inépuisable, une floraison de livres vient, une fois de plus, en témoigner. Certains, ouvrages d’historiens patentés, essais, thèses, études, portraits, commentaires, relèvent d’une approche purement scientifique. Ils sont fondés sur des faits à l’exactitude avérée. Aux interprétations hasardeuses, leurs auteurs préfèrent les analyses et les mises en perspective, la recherche des tenants et aboutissants. Ils se défient des égarements de l’imagination. D’autres, en revanche, voient dans les faits historiques des points de départ à partir desquels il leur est loisible de laisser libre cours à leur inspiration. De simples tremplins autorisant toutes les pirouettes – quitte à prendre quelques libertés, sans toutefois s’éloigner par trop des faits connus.
L’une et l’autre attitude, il va sans dire, ne sauraient être mises en concurrence. Leurs visées sont différentes. Semblable, en revanche, le plaisir esthétique et intellectuel qu’elles procurent, pour peu que le talent soit au rendez-vous. C’est le cas de cinq livres récemment publiés aux éditions de Fallois. Tous méritent, en cette fin d’année, de trouver place dans la hotte du Père Noël. Si tant est que ce personnage, historique ou légendaire, en l’occurrence, remplisse toujours son office…

Si l’éléphant, comme l’assurait Alexandre Vialatte, est irréfutable, Napoléon, lui, est inépuisable. Difficile de recenser tous les historiens qu’il a inspirés au fil du temps, d’Albert Sorel à Jean Tulard en passant par Louis Madelin et Jacques Bainville, pour ne citer qu’eux. En 1935, Émile Dard publiait Napoléon et Talleyrand (1). Les biographies croisées de deux hommes à l’envergure considérable. Le récit de deux destins dont les trajectoires, après avoir été proches, finirent par s’opposer jusqu’à l’affrontement direct.
L’historien n’a garde de placer ces deux héros sur le même plan, car l’un d’eux est incomparable : Napoléon Bonaparte a fasciné l’Europe, de son ascension à sa chute. Il apparaît, certes, comme le continuateur de la Révolution, mais aussi, dans le même temps, comme le précurseur de l’Etat moderne, dotant la France d’institutions dont certaines subsistent encore. Le nom de Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, est pour sa part attaché au congrès de Vienne.
Un personnage d’envergure, lui aussi, que cet aristocrate d’abord favorable à la Révolution avant de se rallier à l’Empereur. Emile Dard nous fait découvrir et suivre pas à pas leur carrière respective. Il montre leurs différences de caractère, analyse dans toute leur complexité leurs relations. Son livre est celui d’un historien scrupuleux, étayant son propos d’une documentation sans faille.
C‘est en même temps celui d’un psychologue avisé qui excelle dans l’art du portrait.
 

Semblables qualités se retrouvent dans une autre réédition. Intitulée Comment naquit la guerre de 14 (2), elle combine des extraits de deux livres d’Alfred Fabre-Luce, La Victoire (1924) et L’Histoire démaquillée (1967). La grande affaire de ce dernier, pour ne pas dire son obsession, fut, sa vie durant, de retrouver les causes et de mettre à jour les responsabilités de cette Grande Guerre où il discernait, selon ses propres termes, "l’abdication de l’Europe".
Une telle enquête requiert sincérité et lucidité. Deux leviers dont il use avec talent pour placer au grand jour les impostures officielles Son analyse reste, quasiment un siècle plus tard, toujours convaincante. Partisan de la politique de rapprochement franco-allemand telle que la voulaient Briand et Stresemann, politique concrétisée en 1925 par les accords de Locarno, il y voit le moyen d’échapper à la politique de coercition envers les vaincus et de rendre à la France son rôle en Europe.D’où la nécessité de remonter à l’origine du conflit.
Les investigations de Fabre-Luce le conduisent souvent à réfuter ce qui était tenu pour vérité officielle. Ainsi n’exonère-t-il ni la France, ni la Russie de leurs responsabilités.
"L’Allemagne et l’Autriche ont fait les gestes qui rendaient la guerre possible ; la Triple Entente a fait ce qui la rendait certaine". Citée, dans sa préface, par Georges-Henri Soutou, cette formule témoigne des intuitions de l’auteur. Une perspicacité que les archives désormais accessibles viennent corroborer.
 

Sous le titre La Liste de Foch (3), Laurent Guillemot rend hommage aux quarante-deux généraux morts sur le champ de bataille durant la Première Guerre mondiale. La liste en a été dressée par Foch lui-même – d’où le titre. L’auteur définit ainsi son propos : "Au moment où l’on va célébrer le 100e anniversaire de l’armistice de 1918, il m’est apparu important de montrer que, contrairement aux idées reçues, pendant la Grande Guerre les officiers généraux autant que les soldats de 2e classe étaient dans les tranchées de première ligne."
Mission accomplie.
Ce livre fait suite à Génération Champ d’honneur (même éditeur, 2013) qui s’attachait au destin de quelque quarante jeunes soldats originaires du village d’Auriat, dans la Creuse, tombés au front durant la même période. Il obéit à un souci de vérité, car il est ancré dans l’opinion commune que seuls les poilus sans grade furent envoyés au casse-pipe.
Nourri d’une documentation abondante tirée d’archives de l’époque, de dossiers rendus aujourd’hui accessibles grâce à Internet, ce livre déroule des biographies aussi différentes qu’il est possible tant sont variés les origines et les parcours des héros ainsi mis en scène. Ici encore, il faut souligner les qualités de rigueur qui ont présidé à son élaboration.

 

La Méduse (4), d’Olivier Merle, relève, dans sa forme, plus du roman historique que de l’essai. L’auteur, dans son récit, ménage en effet une large place aux dialogues imaginaires ou, à tout le moins, reconstitués. Pourtant, cette Chronique d’un naufrage annoncé (tel est le sous-titre) est fondée sur les récits des rescapés et les recherches des historiens, ce qui lui donne un incontestable parfum d’authenticité.
Est-il utile de rappeler les faits ?
En 1816, quatre navires quittent l’île d’Aix pour le Sénégal. Leur mission, récupérer les établissements français pris par les Anglais pendant les guerres napoléoniennes et que les traités de Paris de 1814 et 1815 viennent de restituer à la France. Trois des bâtiments parviendront à bon port. Seul le quatrième, la frégate La Méduse, sera victime d’un naufrage que rendra célèbre l’immense tableau peint par Géricault en 1918.
Olivier Merle narre avec minutie l’enchaînement des faits qui ont conduit à la catastrophe. Il n’omet aucune des causes, ni l’impéritie du capitaine, ni les conflits au sein de son état-major, ni les implications politiques qui nourrissent la discorde entre royalistes et bonapartistes. A l’horreur du naufrage, vient enfin s’ajouter la dérive, dix jours durant, d’un radeau surpeuplé. Les atrocités et le calvaire vécus par ses occupants dont une poignée seulement réchappa.
Une reconstitution brillante et qui tient le lecteur en haleine.
 

Enfin, et bien que la légende soit ici plus sollicitée que l’histoire, il faut signaler le beau livre de Simone Bertière Le Roman d’Ulysse (5).
On connaît la rigueur de cette historienne de renom, biographe des Reines de France, spécialiste du Grand Siècle, couronnée par de nombreux prix littéraires. Elle sort ici de son domaine habituel et met ses qualités de conteuse et son humour au service d’un roman dont le héros, Ulysse soi-même, est le narrateur. Revenu dans son île après vingt ans d’absence, il se penche sur son passé au cours d’entretiens avec Euphore, un jeune pâtre. Occasion de revivre, mais de l’intérieur, les principaux épisodes de l’Iliade et de l’Odyssée. De plonger dans le merveilleux d’un monde éloigné de nous et pourtant si proche.
La romancière réussit à camper, mieux, à faire vivre un Ulysse attachant. Plein d’humanité et de sagesse. Un héros désormais désœuvré qui, au fur et à mesure de ses conversations avec le chevrier, prend conscience qu’il n’est pas fait pour ressasser le passé.
A l’inverse, son goût irrépressible pour l’aventure s’accompagne d’une curiosité sans bornes pour le monde tel qu’il va. "J’ai été dévoré du désir de connaître, de comprendre et d’agir en fonction de ce que j’avais compris. J’ai voulu sortir des sentiers tracés", assure-t-il à son interlocuteur. Lequel développe à son contact les qualités qu’on attend d’un futur aède.
Tel est ce roman, passionnant de bout en bout. Fidèle à l’esprit d’Homère, il aborde les grands thèmes universels, mais avec une manière d’allégresse.
Et une bonhomie qui lui confère un charme unique.

 

Jacques Aboucaya

1 – Émile Dard, Napoléon et Talleyrand, septembre 2017, 350 p., 20 €.

2 – Alfred Fabre-Luce, Comment naquit la guerre de 14, préface de Georges-Henri Soutou, novembre 2017, 378 p., 22 €.

3 – Laurent Guillemot, La Liste de Foch. Les 42 Généraux morts au champ d’honneur, octobre 2017, 446 p., 22 €.

4 – Olivier Merle, La Méduse. Chronique d’un naufrage annoncé, juillet 2017, 282 p., 22 €.

5 – Simone Bertière, Le Roman d’Ulysse, octobre 2017, 256 p., 19 €.

Tous aux éditions de Fallois.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.