L'allégresse des déplorations vue par Philippe Dumas (& Alain Paucard) et Bernard Leconte

"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."
Paul Valéry l’affirme au début de Variété I. Poncif ? La phrase, si souvent reprise, a, certes, perdu de sa puissance d’évocation. Obsolète, pour autant ? Assurément pas.
Demandez à Alain Paucard. Le constat devient chez lui déploration. Ou, plutôt, motif de révolte. Il court en filigrane dans toute son œuvre, singulièrement lorsqu’il évoque les mutations infligées à son cher Paris.
Encore "mutation" est-il un terme bénin. "Mutilation" serait plus approprié. Là-dessus, Paucard est péremptoire. Il dénonce le désastre, preuves à l’appui. Multiplie les exemples qui le font s’étrangler d’horreur, d’indignation, font bouillonner cette colère qui innerve ses meilleurs pamphlets.

Il ne manquait, en somme, pour donner à ses diatribes, voire à ses constats désabusés ou moqueurs, une portée plus grande, qu’à les illustrer. Au sens propre du terme. Il a trouvé en Philippe Dumas le complice idéal. Car tout les rapproche.
Contemporains pour ce qui est de l’âge, ils ont connu la grandeur de la Capitale et sa décadence. Ils évoquent la première, citent pêle-mêle, comme autant de symboles, les pavillons Baltard et le Gaumont Palace, la 2 CV Citroën et les frites fraîches du Marché aux Puces, les livreurs de charbon, les gauloises sans filtre et les porte-plume. Parmi mille détails concrets, emblématiques d’une époque à laquelle imposait aussi sa marque "le dieu Elvis" (dont Paucard est, le sait-on, le prophète inspiré).
Au milieu de souvenirs plus personnels où passent les ombres de Jean Dutourd, qui tenait une chronique régulière dans France-Soir et celles de la famille Paucard.

Une poésie aussi surannée qu’évocatrice émane de ces pages.
Comment ne pas déplorer avec les auteurs l’éviction des peintres figuratifs au profit d’artistes "conceptuels" appréciés des bobos – que l’on nommait naguère les snobs ? Comment ne pas applaudir lorsqu’ils brocardent Jean Nouvel et ceux qui, au nom du Progrès, contribuent à défigurer Paris ? Fort opportunément, les auteurs appellent Marcel Proust à la rescousse : "La bienveillance des hauts esprits (pour le passé) a pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres." Voilà qui reste d’actualité.

La réussite de ces Mille et un regrets (1) tient à plusieurs facteurs conjugués. D’abord, la parfaite adéquation du fond et de la forme donne au livre sa cohérence. Chacune des phrases tirées de l’œuvre paucardienne inspire Philippe Dumas, illustrateur délicat, observateur attentif, pétri d’humour, lui aussi. Le souci du détail, les teintes pastel dont il use contribuent à plonger ses dessins dans une atmosphère aussi douce que baignée de nostalgie.
Si la litanie des On regrette rappelle, évidemment, celle des Je me souviens de Georges Perec, on ne se laissera pas abuser : rien n’est moins négatif que cet ouvrage. En réalité, un hymne à l’amour. Amour d’une capitale parée naguère encore de ses plus beaux atours. Amour d’un temps où la vie la plus banale apparaît aujourd’hui idyllique, transfigurée qu’elle est par le souvenir. Cette sorte de BD pour grands et petits, jeunes et moins jeunes, se clôt, du reste, sur une exhortation porteuse d’espoir : " Luttons, contre tout ce qui nous prive de la poésie quotidienne, cette poésie qui accompagnait nos vies et soulageait nos infortunes. Vive le progrès du progrès."
 

Bernard Leconte plonge, lui aussi dans des souvenirs que l’on devine empruntés à sa propre existence. À tout le moins, à celle de gens qu’il a bien connus. Car les personnages qu’il met en scène sont si vivants, donnent une telle impression de réalité qu’on a l’impression de les avoir soi-même croisés. L’auteur, ses autres ouvrages en témoignent, est un observateur au regard acéré – et à la dent dure, ajouteront certains.
Encore faudrait-il y ajouter un sens certain de l’humour, et une tendresse pudique pour ses frères humains. Dans La Mort passe (2), émotion et cocasserie, chagrin et compassion se côtoient et se mêlent. En quelque sorte, le Je ris en pleurs de Villon.

Il transpose donc, à n’en pas douter, des héros familiers dans son livre. Non point un roman, mais un récit (la nuance est d’importance) qui, en dépit de son titre, n’a rien de lugubre. Il témoigne, au contraire, de cet humour volontiers narquois qui masque parfois une angoisse – quand il n’est pas la politesse du désespoir. Bernard Leconte en a donné, par ailleurs, maints exemples. Par là, il rejoint Dumas et Paucard. Les premiers traitent de la fin d’une civilisation. Il aborde, lui, la mort des gens. La mort banale, si l’on peut dire.
Mais c’est pour mieux lui tenir tête. L’apprivoiser, en quelque sorte, un peu à la manière de Brassens. Lequel, selon ses dires, titillait la Camarde qui ne lui pardonnait pas "d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez."

Trois récits, donc, qui ont les dimensions de trois courts romans. Ou de trois longues nouvelles, c’est selon. Si la mort évoquée dans le titre en est l’héroïne récurrente, on y rencontre d’étonnantes figures.
À commencer par celle de Cyriaque et de sa parentèle, tante Muriel, oncle Gabriel, parmi d’autres. Cyriaque n’avait qu’une obsession : "Il redoutait par-dessus tout de paraître con sur son lit de mort." Une phobie comme une autre. Il la "testera" sur les dépouilles de son entourage, à commencer par tante Muriel qui ouvre la danse macabre. On se gardera de dévoiler la suite et la fin de ce qui s’apparente à un conte, voire à une fable. On y tombe sur des vers de Baudelaire. Sur des sentences aussi indubitables que celle-ci : "De ne pas se sentir seul dans une angoisse, on la réduit considérablement."

Les deux autres textes sont du même acabit.
De vieux couples y méditent sur leur sort commun en contemplant, dans un square, la statue du général Troulala. On y vérifie que l’âge de la retraite modifie les perspectives. Qui et comment, de Jean et de Francine, les petits vieux du titre, partira le premier ? Dans le dernier récit, Es-tu vraiment si seul ? le narrateur (on apprendra, au cours du récit, qu’il s’agit d’un abbé) mesure, lors d’une chute qui le laisse quasi mort, sa déchéance et sa solitude. Non qu’il soit livré à lui-même, sans secours. Conduit à l’hôpital, on lui dispense tous les soins que nécessite son état. Et l’archevêque se soucie de son avenir.
Puissent les nourritures terrestres, entrecôte béarnaise et ballon de rouge, dissiper définitivement son angoisse !
 

Jacques Aboucaya

1 – Philippe Dumas & Alain Paucard, Mille et un regrets, Jean-Cyrille Godefroy, août 2017, 80 p.-, 24 €.

2 – Bernard Leconte, La Mort passe, Les Impliqués, nov. 2017, 228 p.-, 21 €.

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