Maîtres et complices, de Gabriel Matzneff : Sur les sommets

"Quoi de neuf ? Molière".
La célèbre boutade de Sacha Guitry – mais était-ce bien une boutade ? – pourrait être transposée aujourd’hui. Il suffirait de remplacer Molière par Matzneff. Rien de plus roboratif que de lire ce dernier. Le lire ou, en l’occurrence, le relire. L’édition princeps de Maîtres et complices, chez Jean-Claude Lattès, date de 1994. La Table Ronde, qui la reprit cinq ans plus tard, en donne aujourd’hui une nouvelle édition, la troisième. Pas une ride. Plus de vingt ans après, pas une seule phrase à reprendre.
À l’inverse, une redécouverte qui rend euphorique en ce qu’elle tend une manière de bouée de sauvetage au milieu de la barbarie ambiante.

Soyons clair : un essai qui permet de ne pas désespérer devant l’évolution de notre civilisation – encore que les termes d’évolution et de civilisation soient sujets à caution. De même, du reste, que le mot essai. Plutôt un journal à bâtons rompus. Une promenade à travers les siècles, où l’érudition fait bon ménage avec la confidence. Sans cuistrerie, sans pédantisme. Une anthologie qui serait aussi une autobiographie où l’auteur manifeste tout du long son sens de l’humour, sa dilection pour le paradoxe piquant. Son goût, nourri par une culture impressionnante, pour la littérature, à quelque siècle ou à quelque pays qu’elle appartienne. Rien, donc, qui pèse ou qui pose. Une fraîcheur intacte et réjouissante.
Le thème central en est l’hommage rendu par l’auteur à ses éternels compagnons de route. Un hommage subjectif et passionné (…), écrit avec le sang de mon cœur. Ainsi s’exprime Gabriel Matzneff dans sa préface à la présente édition.

Voilà qui justifie le titre. Les maîtres qui ont nourri son enfance et sa jeunesse sont devenus, pour l’écrivain, des complices. Non que la révérence ne soit plus de saison pour des penseurs éminents, des romanciers, des poètes grâce auxquels il a grandi – intellectuellement et spirituellement parlant. Mais ils lui sont si familiers qu’il les connaît, pour ainsi dire, de l’intérieur. Il a instauré avec eux, et depuis des lustres, des dialogues féconds. Leur œuvre lui est devenue « consubstantielle ». D’où cette connivence étonnante avec des auteurs devenus "ses" auteurs, qu’ils aient vécu dans l’Antiquité ou à notre époque. Elle lui permet d’établir entre eux des rapprochements, des passerelles, souvent inattendues, mais dont, la première surprise passée, la pertinence éclate devant la clarté et le brio des démonstrations.

Parmi les phares, les "incontournables", comme on dit aujourd’hui, Byron, Schopenhauer et Nietzsche. Leur influence, souterraine ou manifeste, jalonne un parcours qui conduit des poètes latins à Cioran, avec des étapes dans quasiment tous les siècles, à travers plusieurs pays. L’inventaire en serait éloquent. Sa diversité a de quoi laisser pantois.
Quant aux critères de choix, ils sont, comme on pouvait s’y attendre, strictement personnels. Evoquant sa jeunesse dans les années cinquante, Matzneff se souvient qu’il se tenait déjà à l’écart du troupeau. Loin des adulations de l’intelligentsia ou de ses condisciples, suiveurs dociles. Bizarrement, écrit-il, ne m’attiraient que des écrivains hors programme, des francs-tireurs, soit sombrés dans l’oubli, soit demeurés presque inconnus, soit détestés et tenus en quarantaine.

Ce panthéon dessine, en filigrane, le portrait de l’écrivain lui-même, tel que le révèle son œuvre tout entière. Non-conformiste, paradoxal. Une intelligence vive, le goût de surprendre, voire de provoquer. Le sens de l’humour qui vient parfois, au détour d’une phrase, pimenter le sérieux du propos (Virgile et… Charles Trenet !). Une sensibilité vibrante et la faculté d’admirer. Sans parler d’un style dont la somptuosité éclate ici, et, en même temps, la simplicité. Ce qui n’est paradoxal qu’en apparence et signe ce qu’on pourrait appeler la "manière Matzneff", ce mélange de familiarité et d’élévation, de classicisme allié à une modernité assumée. Il ne verse jamais dans la pesanteur didactique – et pourtant, quelle connaissance précise des auteurs anciens, quelle acuité de jugement, qu’il s’agisse de Baudelaire, de Montherlant ou d’Hergé !
Pas davantage dans la trivialité, la facilité. Il entraîne, à l’inverse, le lecteur dans son sillage, vers des sommets où l’air est plus pur et plus vif. Le rôle, en somme, que l’on attend d’un maître qui serait aussi un complice…

Jacques Aboucaya

Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, janvier 2018, 316 p., 8,70 €

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