Michel Erman, Lorenza Foschini : Du côté de chez Proust

Écrire de Marcel Proust qu’il a révolutionné en son temps l’art du roman, comme Céline, comme Joyce, relève du truisme. Pourtant, la preuve en est qu’il suscite toujours, presque un siècle après sa mort, autant d’intérêt. Voire de passion. Les essayistes scrutent sa vie et son œuvre, tentent de cerner leur imbrication, analysent ce qui constitue l’originalité d’un auteur sans doute difficile d’accès, du moins de prime abord, mais combien attachant, pour peu qu’on fasse l’effort de pénétrer dans son univers.

Cet engouement pour l’auteur de laRecherchen’est certes pas récent. Néanmoins, chaque nouvel ouvrage apporte une pierre supplémentaire à un édifice qui prend, au fil des ans, des proportions monumentales, à l’image de l’œuvre elle-même. Trois publications viennent en témoigner, à commencer par l’étude que Michel Erman consacra en 1994 à l’écrivain. Une biographie plusieurs fois rééditée et qui reste sans équivalent. Pourtant, les ouvrages du même genre ne manquent pas, comme en témoigne la bibliographie figurant en annexe. En particulier, l’étude que Ghislain de Diesbach publia chez Perrin en 1991, si copieuse, si détaillée qu’on aurait pu la croire définitive. Michel Erman apporte la preuve qu’il n’en était rien. Universitaire, écrivain et philosophe, il connaît mieux que quiconque un auteur auquel il a consacré une bonne dizaine d’ouvrages.

Celui-ci est intitulé Une biographie (1). Un titre qui rappelle celui de Kléber Haedens Une histoire de la littérature française (1943). Ou encore, de Lucien Rebatet, Une histoire de la musique (1969). Il est permis de voir, dans l’utilisation de l’indéfini, un signe de modestie : nulle revendication d’exhaustivité, ou d’exclusivité. En revanche, l’affirmation implicite d’une contribution personnelle. D’un point de vue partiel peut-être, mais original. La présente édition, revue et augmentée par rapport à la précédente qui datait de 2013, permet au lecteur d’approfondir encore sa connaissance de Proust. C’est que l’auteur a de la biographie sa conception propre. Historien d’un genre particulier, le biographe, écrit-il, cherche à éclairer le mystère de la vie d’un autre qui exerce sur lui une indéniable fascination. Ainsi scrute-t-il, de toutes les manières possibles, cet être terrifiant et tragique qui n’en est pas moins capable d’une immense sympathie pour autrui.

De celui-ci, il retrace le cours d’une existence particulière qu’il replace dans son contexte historique et social. Une vie habitée par le sentiment du tragique, hantée par l’omniprésence de la maladie et de la mort. Il en souligne l’influence sur l’œuvre, sans prétendre tout résoudre ni tout expliquer, respectant ce qui reste du domaine de l’énigme ou de l’hypothèse. Jointe à une documentation impressionnante, à un style d’où est exclue toute pesanteur universitaire, une telle probité fait le prix de cet ouvrage capital.

De Michel Erman toujours, les Bottins proustiens (2) regroupe deux études précédemment publiés, un Dictionnaire des personnages et un Dictionnaire des lieux. Autant dire que ces recensions supposent une connaissance exhaustive, minutieuse, pointilleuse de la Recherche. Non seulement répertorié, mais restitué dans son contexte, on y rencontre le moindre personnage, occupât-il le devant de la scène ou fît-il, au détour d’un des sept volumes, une apparition fugitive. Son physique, sa personnalité sont évoqués, son rôle analysé. Quant aux lieux, réels ou inventés, dans lesquels le romancier a situé l’action de son roman, il ne s’agit pas seulement de les citer, mais d’en montrer le rôle et l’importance dans l’économie même du roman. Les lieux, écrit l’auteur, ne figurent pas une toile de fond sur laquelle se déroulerait l’histoire : ils sont animés d’un génie qui retentit sur celle-ci.

Cette coïncidence étroite entre les lieux et les personnages qui les hantent, l’essayiste la traque de la chambre de Combray aux hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain où résident aussi bien Charlus que le prince de Guermantes, d’Égypte, où Odette est partie en voyage, à Trieste, « cité maudite qu’il (le héros) auraitvoulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel » parce qu’Albertine y a vécu, enfant, ses meilleures années… Fruits d’un travail méticuleux, passionné, ces essais, viennent corroborer le constat que faisait déjà Georges Poulet dans L’Espace proustien, auquel Michel Erman fait référence : l’œuvre proustienne s’affirme comme une recherche non seulement du temps, mais de l’espace perdu.

Avec Le Manteau de Proust (3), Lorenza Foschini apporte pour sa part une contribution tout à fait originale à la connaissance de l’écrivain. En interviewant le réalisateur de cinéma Luchino Visconti, cette journaliste napolitaine apprend par hasard l’existence, dans les archives du musée Carnavalet, d’un manteau porté, dans les dernières années de sa vie, par l’auteur de la Recherche. Jean Cocteau aussi bien que Paul Morand ont évoqué cette pelisse noire dans laquelle s’emmitouflait Marcel Proust. Un manteau croisé, fermé par une double rangée de trois boutons, précise l’auteur.

Comment ce pardessus usé a-t-il échoué là ? C’est, apprend-elle, Jacques Guérin, collectionneur et proustien averti, qui en a fait don au musée. Fervente, elle aussi, de l’écrivain (on lui doit notamment la traduction en italien d’un recueil d’inédits proustiens, Retour à Guermantes), Lorenza Foschini se passionne dès lors pour l’histoire de ce vêtement et pour tout ce qui touche à la vie de l’écrivain vieillissant. D’où cette enquête, illustrée de photographies, dont la traduction en français parut d’abord en 2012.

Ses investigations autour de la « relique » ont conduit la journaliste à retrouver et à interroger les témoins survivants, à recueillir leurs témoignages qui viennent s’ajouter aux quelques détails mentionnés dans de rares écrits. A se plonger dans les écrits de Proust lui-même, jusqu’à sa correspondance. En reconstituant (cette histoire), précise-t-elle, en lisant les documents, en approchant au plus près ceux qui l’ont vécue, j’ai découvert l’importance de l’infime, des objets sans valeur, des meubles d’un goût douteux, et même d’un vieux manteau élimé. Ce pourrait être la morale de cette histoire d’une obsession littéraire – tel est le sous-titre de l’ouvrage. D’autant plus fructueuse et captivante qu’elle vibre d’une passion contagieuse.

Jacques Aboucaya

1 – Michel Erman, Marcel Proust. Une biographie. La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, mars 2018, 374 p., 8,90 €.

2 – Michel Erman, Bottins proustiens, La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, septembre 2016, 238 p., 7,10 €.

3 – Lorenza Foschini, Le Manteau de Proust, traduit de l’italien par Danièle Valin, La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, septembre 2016, 140 p., 5,90 €.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.