Alberto Giacometti, Jean Tranchant. Deux biographies

S’il est un genre dont la popularité ne se dément pas, en cette période de désamour pour la lecture et la littérature, c’est bien la biographie. Sans doute parce que, loin des fantaisies et des foucades de l’imagination, elle reste un moyen de nous rattacher au réel. De nous plonger dans l’univers de personnages souvent emblématiques. De héros faits de chair et de sang en lesquels il est loisible de se reconnaître. Capables, à tout le moins, de nous projeter dans des univers inconnus. Fût-elle romancée, embellie voire rêvée, leur vie est avérée. Le parcours de leur existence dûment exploré et reconstitué. Le reste, la couleur de l’évocation, le pittoresque, relève du talent de l’écrivain.

De talent, Anca Visdei n’est pas dépourvue. Elle l’a prouvé en plusieurs domaines, du théâtre, où elle cumule le rôle de dramaturge avec celui de metteur en scène et de critique, jusqu’à la littérature, en passant par quelques activités  « annexes », dont celle de journaliste. Romancière, elle s’est tournée il y a quelques années vers la biographie, publiant en 2012 un Jean Anouilh (de Fallois), puis, trois ans plus tard, chez le même éditeur, un Orson Welles. Son Alberto Giacometti. Ascèse et passion (1) témoigne aujourd’hui de son éclectisme et d’une méthode désormais bien rodée. Après un auteur dramatique, un acteur et réalisateur de cinéma, voici qu’un peintre et sculpteur retient aujourd’hui son attention. Ses choix, elle les justifie par le fait qu’il s’agit de « trois artistes qui, à travers des disciplines artistiques différentes, ont donné l’image de l’homme du XXe siècle ». Voire… Si écrire sur Anouilh relevait de la nécessité, tant l’oubli dans lequel il était tenu pouvait paraître aussi injustifié que scandaleux, hisser sur le pavois le sculpteur suisse me semble plus discutable. D’autant que l’homme et l’œuvre ont inspiré de nombreux essais, comme en témoigne l’abondante bibliographie placée en fin de volume.

Quoi qu’il soit, Alberto Giacometti à un point commun avec Anouilh et avec sa biographe elle-même, c’est, précisément, la Suisse. Né en 1901 à Borgonovo, dans le canton des Grisons, il est mort, quelque soixante-quatre ans plus tard, à Coire. Entretemps, après les Beaux-arts de Genève, une existence partagée entre son pays natal et Pars. Nous le suivons quasiment pas à pas et l’un des mérites de sa biographe est d’avoir mené une enquête serrée – ce à quoi elle nous avait déjà habitués. L’adhésion au Surréalisme, l’amitié avec André Breton et d’autres grandes figures du mouvement, avec Picasso ou avec Beckett, les nombreux témoignages recueillis et recoupés pour cerner au plus près la personnalité complexe suggérée par le titre, l’évocation de l’œuvre et la reconnaissance finale, autant d’épisodes captivants. Y apparaît dans sa plénitude la capacité d’empathie de l’auteur. Si bien que le lecteur finit par s’attacher, lui aussi, à un artiste dont les mérites ne lui apparaissaient pas aussi éclatants de prime abord.

En exergue, Anca Visdei place cette observation malicieuse de Pierre Assouline : « Une biographie est souvent un roman avec un index de noms cités ». Pierre Guingamp et Ginette Marty se réfèrent, pour leur part, à Baudelaire : « Il y a des biographies faciles à écrire, celles, par exemple, des hommes dont la vie fourmille d’événements et d’aventures. » À l’évidence, le cas de celui auquel ils consacrent leur essai, Jean Tranchant. De l’Art déco à la chanson (2). Quasiment contemporain de Giacometti, celui-ci aurait pu rencontrer à Paris le sculpteur de La Femme qui marche – même si les secteurs l’activité de l’un et de l’autre ne se recoupaient que partiellement.

Tranchant, lui-même peintre et affichiste, a commencé par fabriquer des objets Art déco, ce qui lui vaut d’être connu du Tout-Paris, avant de composer des chansons pour les plus grandes vedettes de son époque, les Mistinguett, Marlène Dietrich et Édith Piaf. Son succès culminera lorsqu’il se lancera lui-même dans l’interprétation de ses œuvres. Au point qu’il apparaît comme l’une des figures de proue du renouveau de la chanson française, célébré aussi bien par Jacques Brel que par Georges Brassens qui voient en lui un de leurs inspirateurs. Quant aux opérettes dont il signe, le plus souvent, paroles et musique, elles connaissent partout de véritables triomphes.

Ses biographes le suivent pas à pas à travers les diverses périodes de son existence. Pas un détail qui leur échappe. Ainsi – et ce n’est là qu’un exemple – la période trouble de l’épuration, qui conduira leur héros à s’expatrier plusieurs années, est-elle restituée dans ses moindres détails et avec un louable parti-pris d’objectivité. Le même sérieux qui préside, chez Anca Visdei, à l’enquête sur la vie de Giacometti, se retrouve ici. Chemin faisant, c’est toute une époque qui revit. Des décors successifs. Des ambiances. Souvent, les faits parlent d’eux-mêmes. Point n’est besoin d’être grand clerc en psychologie pour cerner le personnage dans sa complexité, faire apparaître les diverses facettes de son talent. Tels sont les points communs entre ces deux essais biographiques, l’un et l’autre hautement recommandables.

Jacques Aboucaya

1 – Anca Visdei, Alberto Giacometti. Ascèse et passion, bibliographie & index, Odile Jacob, janvier 2019, 300 p., 23,90 €

2 – Pierre Guingamp et Ginette Marty, Jean Tranchant. De l’Art déco à la chanson, annexes, photos & index, L’Harmattan, février 2019, 252 p., 27 €

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