"La Galerie des Tsars" de Bernard Féron : de la démesure avant toute chose

Des origines quasi-légendaires au raz-de-marée d’octobre 1917, Bernard Féron, ancien journaliste au Monde, présente une histoire de la Russie à travers un panorama exhaustif de ses tsars.


Entre Grand Guignol, Romantisme et tragédie classique : anthologie de l’excès sous toutes ses formes - si l’on prend des gants, c’est seulement parce qu’il fait froid.

 

Si elle n’est pas plus complexe que celle d’un autre pays européen, l’histoire de la Russie n’en est pas moins obscure. Peu de traces, quelques fables et surtout pas mal de manipulations. Des contrevérités issues de la propagande communiste à des interprétations plus hasardeuses comme le Boris Godounov de Pouchkine, cette chronologie lumineuse permet d’y voir plus clair, même si l’on peut regretter parfois – mais c’est le propre d’une galerie – l'absence de trame ou de repères transversaux atténuant le côté musée de l’ouvrage.

 

En caricaturant, si l’on peut comparer l’histoire Russe à un « gros Moyen Âge » ce n’est pas à Saint Louis et aux cathédrales que l’on songe mais plutôt à Gilles de Rais et à la peste bubonique.


L’idée même de modération semble tout à fait anecdotique à parcourir cette collection d’autocrates toute en surenchère. Et lorsque l’un d’entre eux plus terne ou moins extravagant vient à pointer son nez, c’est alors le destin qui s’acharne dans l’outrance.

 

A l’instar de sa démesure, la Russie mit du temps à se faire. La plus grande partie de son histoire se déroula dans un espace réduit : la Moscovie. Bien que chrétienne elle ne fit jamais partie de l’Empire Romain, et malgré des siècles sous le joug Mongol elle ne fut jamais à proprement parler orientale. L’histoire commune avec l’Europe est toute relative et jusqu’au dix-septième siècle les contacts et les échanges furent minimes. Renaissance, Réforme et Contre-réforme eurent autant d’écho qu’une tempête sur la Lune et la Révolution industrielle un impact négligeable au regard de l’explosion retentissante en Europe occidentale.

 

« La joie des Russes consiste à boire, nous ne saurions nous en passer. » (1)

 

L’origine des tsars se perd dans un mythe, celui de Rurik, prince Normand du IXème siècle, père de la dynastie des Rurikides au pouvoir jusqu’à la fin du XVIème siècle. Après quinze années de trouble viendra la dynastie des Romanov renversée en 1917 sous Nicolas II (2).

Si comme en France la règle de primogéniture (3) s’est imposée de façon naturelle, la transmission du pouvoir a toujours posé problème en Russie, si bien que l’on s’étonne que les dynasties aient pu ainsi se maintenir. Meurtres, complots, suicides, démences, faux tsars, attentats, disparitions, abdications semblent avoir été les attributs nécessaires à presque chaque succession. Comme si tout changement ne pouvait s’opérer que dans une déflagration de violence inouïe.

 

Peuple de passionnés, la conversion de la Russie peut faire sourire. Le Rurikide Vladimir Ier (1), en quête d’une religion monothéiste, choisit le christianisme Grec car il trouva le rite esthétique mais surtout, contrairement aux religions juives et musulmanes, celle-ci ne proscrivait pas la boisson.


Qu’importe s’il avait auparavant massacré des chrétiens à tour de bras, celui que l’on appelait aussi Fornicator immensus et crudelis prit sa nouvelle religion à cœur et devint un saint.

D’ailleurs, beaucoup de tsars sentant leur fin venir prirent l’habit de moine. Peut-être pensaient-ils ainsi passer entre les mailles du filet.


Ivan IV dit le Terrible (4) fut sur ce point exemplaire. On apprend qu’il fut l’un des meilleurs écrivains de son temps et un féru de théologie. Cela ne l’empêcha pas de se comporter comme l’incarnation du Diable. Mais comme l’écrivit Khrouchtchev lui-même : 


« Staline fut un tyran fort comme Ivan le Terrible, avec cette différence que le tsar exterminait ses ennemis tandis que Staline faisait exécuter ses amis. » 


Ce qui frappe à lire cet ouvrage c’est le caractère double, voire contradictoire, de nombre de ces dirigeants. Or ces hommes ne font rien à moitié. Lorsque Pierre le Grand (5) décide de se tourner vers l’Europe, malheur à celui qui rate le virage. Protestations, divisions, suicide de religieux en masse ; c’est que le tsar n’y va pas de main morte. Réformes fulgurantes, chantier pharaonique, déplacement de la capitale et rasage obligatoire. Le tsar lui-même ira se faire engager comme ouvrier quatre mois durant sur un chantier naval d’Amsterdam lors d’une de ses rocambolesques expéditions en Europe. Le règne du tsar moderne fut pourtant placé sous le signe de la guerre et s’il fut moins porté sur la religion que ses prédécesseurs il ne fut pas un tendre non plus.

Le quarantième et le dernier de cette galerie, Nicolas II, le mélancolique, qui fut à bien des égards le symbole de l’autocratie, fut certainement de tous celui qui assumait le plus mal sa fonction de tsar. Il le paya de sa vie.

 

En dehors de son intérêt purement historique cet ouvrage permet, à travers ses chefs, d’appréhender la conscience collective de tout un peuple. Pour le meilleur et souvent le pire, le pays pourrait se vanter de s’être fait tout seul. Et pour ainsi dire, rien ne se fit en douceur. La chute brutale de cet édifice de mille ans eut pour résultante immédiate la formation du bloc communiste qui, s’il s’érigea en opposant, n’en fut pas moins radical, et, débarrassé de la croix, ne s’encombra pas, lui, de repentir.

Cette particulière rudesse des dirigeants russes modernes indigne encore aujourd’hui nos démocraties même si le chef actuel du Kremlin parait, avec ce recul historique, bien mesuré.  

 

Arnault Destal

 

Bernard Féron, La Galerie des Tsars, Dictionnaire des Chefs Suprêmes de la Russie, éditions Noir sur Blanc, novembre 2004, 455 pages, 25 euros

 

(1) Vladimir Ier (980-1015) devenu Saint Vladimir. Phrase prononcée à l’égard des musulmans proscrivant l’alcool.

(2) Nicolas II (1894-1917) fut fusillé ainsi que ses proches par les révolutionnaires soviétiques.

(3) Le fils aîné vivant ou à défaut le frère puîné hérite de la couronne. En France, règle qui s’imposa d’elle-même, avec le temps, sans que les souverains n’aient à désigner leur successeur.

(4) Ivan le Terrible ou le Redoutable (1533-1584). Croyant fanatique, effrayé par Dieu. Sa vie oscillait entre de nombreux massacres auxquels il participait allégrement et des crises mystiques parfois ubuesques. Il tua son propre fils dans un accès de colère.

(5) Pierre le Grand (1682-1725). Il fut le premier tsar à ouvrir les portes de l’Europe, fonda Saint-Pétersbourg et tenta de réformer le pays sans pour autant se réformer lui-même.

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