Les très belles "Conversations sur la langue française" de Pierre Encrevé et Michel Braudeau

Cinq jardins parisiens, choisis parmi les plus beaux. Dans ces parcs charmants – non, ils n’étaient ni solitaires, ni glacés… – deux amis se sont promenés, cinq semaines de suite : un écrivain, Michel Braudeau, et un linguiste, Pierre Encrevé. On insiste un peu trop, peut-être, sur l’opposition de ces deux statuts : un écrivain-linguiste, ou un linguiste-écrivain, c’est donc une fourmi de dix-huit mètres ? Ça n’existe pas ? Et pourquoi pas ? N’y a-t-il pas un linguiste qui sommeille chez tout écrivain ? Et, pourquoi pas, un écrivain qui sommeille chez tout linguiste ? Est-ce un hasard si l’épigraphe de ce livre sur la langue vient non d’un linguiste, mais de Proust ? Au fait, Proust, à sa façon, n’est-il pas linguiste ?  Et Montaigne ? Nos deux compères le citent longuement, à propos des « langues des signes », pratiquées, déjà de son temps, par les sourds-muets. 

Mais ce n’est pas le problème des relations entre littérature et linguistique que se posent nos deux amis, même si leurs conversations le rencontrent çà et là. Leur préoccupation centrale est la langue française, telle qu’elle a été, telle qu’elle sera, et, surtout, telle qu’elle est aujourd’hui.

Les propos des deux amis ont la qualité précieuse de cumuler l’alacrité et la pertinence. En gros, l’écrivain se charge des questions, toujours posées avec clarté, et le linguiste des réponses. Elles sont presque toujours totalement informées, et – c’est une qualité considérable – formulées sans pédantisme. La terminologie technique de la linguistique ?  Elle a une mauvaise réputation, qu’elle ne mérite pas plus que tout autre lexique scientifique. Quoi qu’il en soit elle est ici à peu près totalement évitée. Sans grave inconvénient. Quand, de loin en loin, le linguiste fait appel à tel phonème ou morphème, ou encore à l’implicitation, il s’explique. 

J’ai particulièrement apprécié les propos d’Encrevé sur les trois problèmes auxquels il s’est tout particulièrement intéressé, au point de s’y impliquer personnellement. C’est d’abord la réforme de l’orthographe. On a peut-être oublié  – on oublie vite ce genre d’événements… – que l’acmé du tumulte sur les « rectifications » de 1990-1991 était exactement contemporain des débuts de la première guerre d’Irak. Je conserve religieusement une collection des quotidiens de l’époque : certains mettent sur le même plan, à la une, les élucubrations les plus pittoresques des opposants à la « réforme » et les nouvelles les plus terrifiantes sur l’horrible guerre qui est en train de se déchaîner au Koweït ! On s’en doute : Encrevé est d’une pondération remarquable, il se contente de fournir toutes les données du problème. Et, par là, de justifier les projets de rectifications, auxquels il rappelle qu’il a personnellement travaillé. Ici, est-ce un hasard ? c’est de nouveau Proust qui surgit, avec son illustre nénufar, oui, avec un -f, et non le stupide -ph que l’Académie a cherché à imposer. Contrairement à ce qu’ont dit certains, l’orthographe n’est pas seulement, pour le français, le vêtement de la langue : elle fait partie de la langue, au même titre que le système des sons et des formes. Mais elle a l’avantage d’être plus facilement atteinte par des réformes intentionnelles : pourquoi se priver de ces réformes quand elles sont utiles ? 

Un autre point fort du livre porte sur le problème de la féminisation des noms de métiers et de fonctions. Là encore les propos d’Encrevé, intelligemment aiguillonné par Braudeau, sont à la fois résolus et modérés. Ils justifient pleinement le soin pris par les deux auteurs de parler d’auteures ou d’écrivaines quand ce sont des femmes qui écrivent. Au risque, à vrai dire négligeable, de s’attirer, après plusieurs autres, les foudres vengeresses de Maurice Druon…

Dernier problème particulièrement vif : la simplification du langage administratif. Aux Tuileries, Encrevé rapporte avec humour les efforts qu’il a dispensés, dans le Comité qu’il animait, pour rendre à peu près compréhensibles ces innombrables formulaires que nous sommes, à tout instant, contraints de « renseigner », oui, tel est le verbe que désormais les formulaires utilisent, pour éviter le traditionnel, mais trop quotidien et trop concret « remplir ».

On l’a compris : le genre de la conversation à bâtons plus ou moins rompus a ses charmes. Il permet de conférer à des problèmes parfois un peu austères les agréments de la spontanéité, de la familiarité, du pittoresque, et j’en passe. Il a aussi, inévitablement, ses défauts. Dans le feu du dialogue, on oublie parfois les opinions qu’on a précédemment soutenues, et on risque de paraître se contredire. Ainsi, à l’égard de l’avenir du français. On voit en effet Encrevé afficher, çà et là, des inquiétudes sans doute exagérées. Ainsi il se demande (p. 48) si,  « dans cinquante ans, les écrivains de langue maternelle française écriront toujours en français ». Bon, la futurologie linguistique est l’une des plus périlleuses qui soient. J’avoue pourtant que, de nature plutôt pessimiste, je n’ai pas cette inquiétude-là, en tout cas pas pour un avenir aussi proche. Mais, en plusieurs autres points, le linguiste manifeste un optimisme sans doute excessif : ainsi quand (p. 140) il « estime que le français se porte de mieux en mieux et qu’il a de grandes possibilités devant lui comme langue de culture internationale »…

Parfois même il semble bien que certaines opinions sont si imprudemment avancées qu’elles en deviennent très discutables, voire franchement inexactes. Ainsi dans le premier entretien, celui du Palais-Royal, Encrevé pose (pourquoi ? Braudeau, il avait bien raison, se tenait coi là-dessus) le problème, entre tous litigieux, de l’ « ancienneté » des langues. Et il avance que « le français n’est pas une langue très ancienne ». Elle serait, selon lui, surpassée en ancienneté, et de loin, par le breton, le basque, et surtout les langues amérindiennes, polynésiennes et mélanésiennes parlées outre-mer. Par quelque bout qu’on prenne le problème, on ne peut sur cette assertion que marquer une totale perplexité. Matière de bréviaire, comme disait Rabelais. Mais je suis prêt à ouvrir mon bréviaire pour en parler à loisir si tel ou tel lecteur de Boojum  me le demande…

Ce sont là de bien modestes réserves. Amender, par des corrections, ces menues incertitudes ? Pourquoi pas ? Mais ce serait en même temps ôter à ce livre ce qui fait l’un de ces charmes : la spontanéité. Et qu’on se rassure : sur tous les autres problèmes abordés, les informations et les réflexions de Pierre Encrevé fournissent la meilleure des introductions aux problèmes de la langue française d’aujourd’hui.

Michel Arrivé 


Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Gallimard, mars 2007, 193 pages, 16,50 euros

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