"Moscou et la naissance d'une nation"

« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme » disait à la BBC Winston Churchill qui, en 1939, s’apprêtait à devoir négocier une alliance avec l’URSS. Il est vrai que, souvent, la Russie est un des pays propre à susciter la perplexité dans l’esprit de l’occidental moyen qui ne voit en ce pays qu’un gigantesque bloc situé entre l’Europe et l’Asie – situation ambiguë au possible, potentiel élément explicatif de cette fameuse « âme slave » qu’eux-mêmes seraient bien en peine de définir de manière précise. 

Pierre Lorrain tente donc ici d’expliquer la naissance de ce pays et de son/ses peuple/s, en prenant comme repère principal la ville de Moscou, capitale de toutes les Russies, centre de l’Orthodoxie religieuse et lieu de concentration du pouvoir politique.  Car le sujet de fond n’est pas tant Moscou que le processus de construction progressive d’une bourgade, d’une principauté, d’une nation et enfin d’un empire, avec ses conséquences sur l’ensemble du pays — voire même sur le monde. Pourquoi Moscou et pas Kazan ou Vladimir ? Qui a achevé quoi et dans quel contexte ?  Quelles sont les étapes décisives de la prédominance de Moscou ? Quel impact majeur a eu la domination mongole ? Quelles sont les conséquences réelles de règnes aussi différents que ceux d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand ? L’athéisme soviétique qui fit dynamiter avec frénésie bon nombre de bâtiments religieux a-t-il vraiment changé le visage de Moscou ? À tous ces questionnements et à tant d’autres, Pierre Lorrain apporte un éclairage captivant.

Même si la Russie n’est pas Moscou, il apparaît rapidement évident que depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours — et même lorsque Pierre le Grand transféra la capitale à Saint Petersbourg (qui conserva ce titre de 1712 à 1918) — la ville établie au bord de la Moskova  garda une importance prépondérante dans la construction de ce qu’on pourrait appeler l’ « identité » russe, selon une expression à la mode. 

Foisonnant de détails et d’explications linguistiques, l’ouvrage de Pierre Lorrain est très séduisant pour la simple et bonne raison qu’il tend à remettre en question certains préjugés que l’on pourrait avoir sur cette Histoire et ceux qui l’ont faite. Peu importe le fait que la langue employée par l’auteur soit quelque peu désuète (elle a son charme) ou que la surabondance des «comme le lecteur s’en souvient » ou « on sait que » soit potentiellement génératrice de frustrations. Car, certes, le lecteur néophyte pourrait facilement avoir le sentiment de se perdre dans tous ces noms et surnoms russes, mongols, tatars, polonais, lituaniens… Mais en réalité, Pierre Lorrain s’en sort plutôt bien dans sa présentation d’un processus très complexe, impliquant des dizaines et des dizaines de protagonistes d’origines variées. Didactique, clair, fourmillant de détails amusants qui viennent comme des respirations salutaires, Moscou et la naissance d’une nation offre une lecture instructive et enthousiasmante pour quiconque s’intéresse à d’autres histoires que celle de l’Europe Occidentale. 

Pour autant, il nous semble qu’il manque quelques touches à cet ouvrage qui aurait pu devenir une référence en la matière. En effet, en se focalisant sur les grands hommes, l’auteur tend à éluder l’importance de certains éléments géographiques et/ou sociaux dans cette naissance de la nation russe – éléments que l’on peut retrouver dans l’inégalé Russia Under The Old Regime (Richard Pipes, 1974), beaucoup plus académique mais tout aussi passionnant.  Et si de nombreux détails viennent ponctuer le livre de Lorrain pour en faciliter la lecture, peut-être aurait il fallu donner un peu plus d’air à l’ensemble en l’agrémentant de plus de cartes et de reproductions d’icônes, peintures ou photographies de ce qu’il décrit si bien.

Ces deux points n’impliquent pour autant pas que Pierre Lorrain ait raté son coup, bien au contraire. D’une part parce que contrairement à des livres comme l’exemple mentionné plus haut, il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation : résumer la sainte Russie en 300 pages étaient déjà un objectif intéressant. Ensuite car, la fin du livre approchant, le lecteur sent poindre un sentiment de frustration tant l’auteur passe d’une époque à une autre à une vitesse exponentielle. Autant le Moyen-Âge est très longuement étudié, expliqué, décortiqué, autant les dix-neuvième et vingtièmes siècles semblent trop rapidement esquissés, alors même que de nombreux détails donneraient envie d’avoir deux cents pages de plus sur le sujet.  Mais c’est là oublier le titre même de l’ouvrage : il est bien question ici d’une « naissance ». Pierre Lorrain aurait pu se permettre de s’arrêter à la fondation de Saint Petersbourg par Pierre le Grand et à la relative et temporaire mise à l’écart de Moscou. Mais, au fond, en choisissant d’ébaucher la suite des évènements, Pierre Lorrain nous fait attendre avec intérêt… une suite. 


Matthieu Buge


Pierre Lorrain, Moscou et la naissance d'une nation, Bartillat, mars 2010, 352 pages, 22 € 


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