" Le linguiste et l’inconscient", de la parenté entre les structures profondes de l’esprit et les structures profondes de la langue

Il fallait sans doute l’érudition et l’expérience des textes de Michel Arrivé, acquises au cours d’une longue carrière à enseigner linguistique, sémiotique et grammaire, et à étudier les œuvres de Saussure, de Freud et de Lacan pour proposer une telle synthèse des rapports de la psychanalyse et de la linguistique.

La psychanalyse, dès l’origine, s’est inspirée de modèles d’analyses linguistiques pour s’efforcer de rendre compte de l’inconscient. Mais si on discuta souvent du sens à donner à tel ou tel aspect de l’inconscient de ses manifestations, on s’interrogea trop peu sur les modèles d’intelligibilité qui furent proposés par les premiers explorateurs de cette contrée invisible et lointaine dont la psychanalyse prétend révéler la teneur et l’activité.

Or, de l’affirmation de Lacan si souvent citée – mais si rarement expliquée – selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage » à celle du même selon laquelle « il n’y a pas de métalangage », le recours, par les psychanalystes à la linguistique, à tout le moins à son vocabulaire, semble constant. Et, comme le montre patiemment Miche Arrivé, il ne faut pas s’en tenir à ces seules affirmations de Lacan, car Freud lui-même manie souvent la conceptualité linguistique ou métalinguistique sans en rendre vraiment compte et sans qu’on y ait pris suffisamment garde.
    
C’est un fait, les psychanalystes sont rarement linguistes et les linguistes pas nécessairement psychanalystes. Or, n’est-il pas légitime de s’interroger sur la pertinence de l’analyse linguistique comme modèle d’intelligibilité des manifestations de l’inconscient, sur la rigueur dans l’utilisation de ce modèle et sur le sens à donner à ce recours ? N’était-il pas légitime également de se demander si au fond, connaître mieux le langage ne conduisait pas, ipso facto, à connaître mieux le sujet parlant, jusque dans les profondeurs de sa personnalité ?

C’est tout le mérite de Le linguiste et l’inconscient que d’affronter toutes ces questions avec une rigueur exemplaire : Michel Arrivé relit les textes, souvent en allemand – là où c’est nécessaire – afin de déterminer d’abord quels furent les modèles de Freud dès lors qu’il prétendit interpréter les manifestations apparentes à la surface de la conscience comme les signes de choses qui n’y paraissaient pas et dont il situait la source dans ce qu’il ne tarda pas à nommer das Unbewusst – l’inconscient, nominalisant un adjectif.
    
L’analyse conduit Michel Arrivé à montrer que non seulement Freud s’est intéressé au mot comme tel, qu’il fût mot d’esprit, dans le cas du Witz, lapsus ou néologisme qui paraît dans un rêve – comme le fameux autodidasker, auquel il consacre plusieurs développements –, c'est-à-dire comme symptôme, ou qu’il fût au contraire déclencheur d’un processus. 

Michel Arrivé souligne qu’on trouve bien une inspiration revendiquée par Freud, parmi les représentants de la linguistique en train de se former, et que c’est chez un égyptologue nommé Carl Abel, qu’il faut la trouver : les rêves sont pensés comme des hiérogphyphes qu’il s’agirait d’interpréter afin de les comprendre.
    
Même si Freud ne revendique guère l’autorité d’autres linguistes, sa conceptualité paraît tributaire des catégories grammaticales, reprises avec plus ou moins de pertinence : de fait, l’inconscient semble avoir une grammaire dont il convient de formuler les règles. 
    
La linguistique moderne, telle qu’elle existe surtout depuis cours de Ferdinand de Saussure, ne paraît pas avoir donné à Freud beaucoup de concepts. Tout se passe comme si les linguistes (ou grammairiens comparatistes) lus dans sa jeunesse avaient constitué une nourriture suffisante au médecin viennois, plus soucieux d’explorer son nouvel objet que de se tenir au courant des progrès de la discipline linguistique.
    
Mais cela n’empêche pas de soumettre tous les textes freudiens, puis lacaniens, à une rigoureuse critique quant à la rigueur conceptuelle mise en œuvre, quitte à pointer ici et là quelques confusions et quelques difficultés qu’une lecture moins soucieuse avaient jusque-là ignorées. 
    
En lisant les quatre premiers chapitres de ce remarquable ouvrage, il nous est donné de pénétrer l’évolution de la théorie freudienne, évolution que trahit son rapport évolutif, lui aussi, à ses modèles linguistiques, évolution qui se donne à lire dans les variations du texte freudien. Le chapitre trois propose une remarquable petite histoire de la théorie psychanalytique et permet d’assister au travail du texte, luttant contre un objet que seuls des emprunts à d’autres disciplines permet de saisir ici et là.
    
Michel Arrivé fait preuve d’une attention au texte toute particulière où le souci du sens lui permet de prendre position dans plusieurs questions d’interprétation, questions qui dépasseront sans doute certains lecteurs – il est aisé de passer rapidement dessus. Mais ces questions lui permettent de faire toucher du doigt les difficultés d’un texte qu’on a trop tendance à donner à lire et à lire comme des conclusions définitives jamais retouchées, n’ayant donné lieu à aucun débat d’interprétation.
    
En plus de son attention au texte, Michel Arrivé n’oublie jamais qu’il est linguiste et pose des questions au « système » freudien que seul un linguiste pouvait poser aussi radicalement : par exemple, dire que les manifestations dans la conscience sous formes de mots nouveaux sont des signes, ou même des mots, suppose que ces suites de sons puissent être renvoyées à des significations, sans ambiguïté : or, c’est tout le problème de la manifestation de l’inconscient qui se pose là. De quoi ce qu’on interprète comme signes de l’inconscient sont-ils les signes ? Nous avons bien quelque chose qu’on pourrait qualifier de « signifiants » (des sons), mais ces sons ne pouvant se voir attribuer une signification, n’ayant donc pas vraiment de signifié, il devient difficile de parler de signes.
    
Comprendre la conscience comme un texte lacunaire, ainsi que le fait Freud, empruntant alors à la philologie, c’est encore la comprendre comme une discipline liée au langage et supposer une intention, une négligence, un contre-sens de la part du copiste dont le texte porte la marque et que le lecteur doit savoir corriger en visant un sens perdu. Il faut donc savoir identifier par exemple une lacune comme un signifiant absent d’un signifié qui aurait dû être signifié.
    
L’un des mérites du livre de Michel Arrivé est d’affronter cette délicate question du statut du signe dans l’analyse psychanalytique. Ses chapitres sur Lacan prolonge son analyse du signe en discutant les affirmations de Lacan déjà citées et en analysant ses différentes variantes à partir des textes disponibles de Lacan – l’œuvre étant toujours en cours d’édition.
    
Si on cite sans cesse Lacan en affirmant que l’inconscient « est structuré comme un langage », la plupart du temps on omet d’interroger le sens du mot « langage ». Michel Arrivé montre ainsi qu’il faut sans doute entendre le mot « langage » non pas au sens du mot saussurien d’une faculté de parole qui se singularise en langue, car cette faculté est unique et alors il est absurde de parler d’un langage, comme s’il y en avait plusieurs. Le mot doit sans doute être compris comme s’approchant du concept saussurien de langue, car il y a plusieurs langues, chacune étant singulière. Dès lors, dire que l’inconscient est structuré comme une langue paraît plus clair, d’autant que Saussure tend à comprendre la langue comme une structure que fait vivre la parole. Dans les deux chapitres consacrés à Lacan, il est possible de comprendre un peu mieux Lacan et de voir combien son écriture est lâche et variante. On peut se demander si Michel Arrivé n’est pas trop généreux en faisant apparaître une cohérence entre les différentes affirmations de Lacan là où règne peut-être un certain amateurisme. Il est évident que lui lit en philologue qui ne craint jamais la lectio difficilior.
    
Le souci d’exactitude et de précision qui anime l’analyse de Michel Arrivé le conduit ainsi souvent à inquiéter certaines de ces phrases célèbres de Freud ou de Lacan, phrases qu’on trouve citer un peu partout dans les manuels de philosophie de terminale, que mes collègues enseignent comme des évidences sans jamais au fond les expliquer ni les comprendre. Grâce à la lecture de ce livre, il est des aspects de toutes ces théories que je me permettrai plus de traiter aussi cavalièrement qu’avant.
    
Le dernier chapitre est une passionnante étude sur la présence de la mort et de la sexualité dans la langue et de ses différentes modalités. Est par exemple proposée une interprétation historique et linguistique de l’apparition, au cours des vingt ou trente dernières années, de ce que les Américains nomment les gender studies, et que nous nommons fort laidement les « études de genre ». En anglais, note à juste titre Michel Arrivé, le genre des mots n’existe pas (ou peu, Ship ou Death sont féminins, mais cela ne paraît que dans la poésie) ; le genre n’apparaît grammaticalement que dans les pronoms. Or, contrairement au genre des noms qui n’a aucun rapport avec le sexe, puisque le fait que « table » soit féminin et « guéridon » masculin ne sont qu’une question d’héritage, pas de sexualisation du réel, contrairement aux noms donc, les pronoms, he et she, ont des référents sexués, it désignant l’absence de sexe (les objets, les animaux). Dès lors, pour un anglophone, il est possible de confondre « genre » et « sexe ». 
    
Si l’inconscient est structuré comme un langue et si cette langue, par sa forme interne, ses catégories propres, a une influence sur la structure de notre inconscient, n’est-il possible de conclure que pour commencer à examiner l’inconscient d’une personne, il faut connaître les langues qui l’habitent et qu’elle habite. Il me semble que ce qui se donne à penser de cette confrontation fructueuse de l’inconscient et de la linguistique, c’est celle d’un anthropologie linguistique qui n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, certains aspects du projet de Guillaume de Humboldt désirant connaître les peuples par leur langue et les langues par les peuples, et les pages sur Totem et tabou sont là pour attester de la parenté entre les structures profondes de l’esprit et les structures profondes de la langue.


Cyril de Pins


Michel Arrivé,  Le Linguiste et l’inconscient, PUF, « formes sémiotiques », 192 pages, octobre 2008, 19 € 

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