Albert Camus (1913-1960), écrivain de l'absurde, philosophe, prix Nobel de littérature en 1957. Biographie d'Albert Camus.

Albert Camus version Michel Onfray

Il faut aujourd’hui beaucoup d’audace pour publier un essai de quelque six cents pages. Mais il faudrait beaucoup de mauvaise grâce et de refus du savoir pour ne pas lire chaque page de celui de Michel Onfray, l’un des plus lucides et des plus lumineux à la fois qui soient parus depuis bien des années. Disons-le d’emblée : c’est l’ouvrage le plus utile et le plus efficace pour comprendre, non seulement la place d’Albert Camus dans la pensée du XXe siècle, mais encore l’histoire de cette pensée elle-même. Et pas seulement de la pensée philosophique.

 


Le thème fondamental est donné par Camus lui-même dans ses Carnets : « Kierkegaard brandissait devant Hegel une terrible menace : lui envoyer un jeune homme qui lui demanderait des conseils. » Onfray développe éloquemment ces deux lignes apparemment énigmatiques. Il existe, en effet, deux manières d’être philosophe ; l’une consiste à vivre sa vie de telle sorte qu’elle reflète son rapport à la diversité, la seconde, à la vivre selon le concept qu’on s’en fait, c’est-à-dire à nier la diversité. Camus choisit la première ; il fut existentiel. Il aima la nature, les femmes, la vie. Il se trouva rapidement en conflit avec l’existentialiste le plus célèbre de son temps, Jean-Paul Sartre. Pour celui-ci, le concept devait commander l’existence. Il avait, de son aveu, été platonicien pendant trente ans et s’en était cru « guéri » ; Onfray en doute. À juste titre : notre penseur devint hégélien.

Comme le disait jadis Jean Grenier : notre époque est vouée à Hegel comme au cancer.

 

Tel fut le cadre idéologique général dans lequel Camus bâtit son œuvre : celui du conflit implacable entre les dogmatismes et la primauté absolue de la liberté. Ceux qui vécurent ces années-là se rappellent le mépris condescendant accolé par les « purs » aux mots « libertaire » et « libéral », étiquettes généralement assorties de qualificatifs tels que « petit-bourgeois » et « valet du capitalisme ».

 

Camus fut l’objet de l’hostilité souvent véhémente de tous les dogmatiques, léninistes, marxistes, communistes, défenseurs des goulags, et bien sûr, de Sartre, de Simone de Beauvoir, de Maurice Merleau-Ponty et de leurs disciples qui, des tourelles du cuirassé Les Temps Modernes, tiraient à boulets rouges sur le « libéral » Camus, dans une inversion rigoureuse de l’affaire du Cuirassé Potemkine.

 

Pour eux, les goulags étaient justifiés puisqu’ils étaient socialistes ; qu’importait si c’étaient des camps de concentration : ils défendaient la bonne cause.

 

Aucune évidence ne pouvait ébranler nos staliniens, même l’échec le plus honteux, comme la tentative des Lettres Françaises de prouver que le livre-choc de Viktor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, était l’œuvre d’un journaliste américain qui n’exista jamais. La dissonance cognitive est le propre des hégéliens. En dépit du scandale piteux, les staliniens crânèrent.

 

Point de rupture

 

Onfray brosse d’un pinceau vengeur le climat de terreur que le PCF et ses commis-voyageurs faisaient à l’époque régner sur la pensée française. À l’occasion, il y ajoute le détail pittoresque ; ainsi de la quête organisée par le jeune Merleau-Ponty en 1942 pour remplacer des portraits du maréchal Pétain, lacérés par des lycéens. Ce ne serait pas la polémique qui l’effraierait : on n’écrit pas un tel livre avec le sang froid.

 

Étape par étape, Onfray retrace l’itinéraire de Camus, décrivant chaque livre de l’écrivain et l’accueil qui lui fut réservé. Le point de rupture apparut en 1951, à la parution de L’homme révolté, « grand livre antifasciste, antitotalitaire, anticapitaliste, anticommuniste ». C’est l’un des chapitres où ce qu’on appellerait le génie d’Onfray ajuste l’objectif pour révéler un panorama beaucoup plus large et révélateur. À l’occasion de la réaction des sartriens à cet ouvrage, il évoque les assises de la Première Internationale en 1866, à Genève, qui furent le théâtre du conflit entre Marx d’une part, Bakounine et Proudhon de l’autre. Pour Marx, il fallait casser des rivaux, et ce fut ainsi que Proudhon fut représenté en ouvrier autodidacte et Bakounine, qualifié d’« incohérent ». Près d’un siècle plus tard, le couple Sartre-Francis Jeanson, grands prêtres de l’orthodoxie totalitaire, s’évertua à rapetisser Camus (à le « salir », dit Onfray).

 

En 1952, Sartre publia une Réponse à Albert Camus, dans laquelle il prétendait moucher le libertaire indiscipliné, petit pied-noir autodidacte qui, lui, n’avait pas eu comme le maître, l’audace d’aller uriner sur la tombe de Chateaubriand à Saint-Malo.

 


L’Homme révolté offensait tout le monde, des hiérarques de l’époque, d’Aragon, Bataille et Breton à Kanapa et Wahl et à leurs séides branchés jusqu’au court-jus, sans oublier les mânes de Hegel. Camus, par exemple, n’aimait pas Sade, insupportable pédant de la pornographie qu’un Bataille avait érigé au niveau d’un penseur et qui inspira le film assommant de Pasolini, Les 120 journées de Sodome. Qu’on se rappelle ces années-là, elles aussi : les Trente Glorieuses servaient de décor à la glorification de la violence sous toutes ses formes, portée par un bel élan de nihilisme littéraire. Dans les dîners mondains, on agitait le Petit Livre Rouge, le cinéma célébrait Bonny et Clyde et Sartre consacrait un pavé de deux volumes à Genêt. Très peu pour Camus. On se récria. Comment, critiquer Sade, le Divin Marquis ? Horreur ! Camus se retrouva seul, non isolé.

Il s’en faudrait cependant que l’ouvrage d’Onfray se situât au niveau de ces péripéties. L’un de ses principaux mérites est d’offrir des pages magistrales de philosophie, par exemple sur la critique de l’hégélianisme par Camus ; on les conseillera aux étudiants en philosophie, à titre de contrepoison.

 

Les fidèles de Camus se féliciteront de voir corrigées quelques malveillances et sottises répandues sur lui. Et tous rangeront ce livre remarquable à côté de La Fin d’une Illusion, de François Furet, par exemple.

 

Gerald Messadié

Illustration © Innocent


Michel Onfray, L’Ordre libertaire, La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, janvier 2012, 598 pages, 22,50 €

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3 commentaires

Merci pour ce bel article de Gérald Messadié sur Albert Camus . Néanmoins à mon niveau de compréhension de l’œuvre de Jean-Paul Sartre que je lis actuellement et dont j'apprécie la démarche de pensée , je pense qu'il est bien en effet "Le philosophe de la liberté" donc dans l'immédiat je ne constate pas de grandes divergences fondamentales ,de contradictions majeures entre la pensée de Sartre et celle d' Albert Camus  , peut-être en trouverai-je lorsque j'approfondirai plus la pensée de Camus mais pour l'instant je ne trouve rien de décisif allant dans ce sens..

Bonjour Dominique,


La différence est philosophique : là où l'homme sartrien est ontologiquement libre, quitte à être condamné à, l'homme camusien est entravé. L'un lutte pour s'admettre libre et l'autre pour se libérer. L'un est Icare étourdi qui choit l'autre Sisyphe qui s'embourbe et sourit. Mais tous les deux se retrouvent en fin de compte pour dire que c'est l'homme qui, prenant en main sa destiné à partir d'un socle différent et imposé, va définir sa propre existence. 
 
LDS

,nr!lk

Je lis "L'ordre libertaire"

 j'en suis à la page où, à propos du" Mythe de Sisyphe, M. Onfray écrit: "Gaston Gallimard, qui ne veut pas de problème avec la censure allemande...propose de supprimer le chapitre consacré à Kafka...avant  d'être réintégré dans "le mythe de Sisyphe" en 1945"
suit un développement pour expliquer ( justifier?) par la maladie l'acceptation par Camus de cette coupure.
Je possède un exemplaire du"Mythe de Sisyphe "Datant de l'année de l'édition originale : 1942 (cf mention en page de garde)dépot légal 1° trimestre 1943
Ce livre contient un apendice" L'espoir et l'absurde dans l'oeuvre de F. Kafka"
 avec cette mention de l'éditeur :" L'étude sur F. Kafka que nous publions a été remplacée dans la première édition...par le chapitre sur  Dostoievsky.."
Bizarre, vous avez dit bizarre?
Jean Moulines