Sériephilie — Sociologie d’un attachement culturel

Série-Graphie

 

En se penchant sur « la Sériephilie » d’un point de vue sociologique, Hervé Glevarec ébranle quelques idées reçues sur la culture.

 

Il existe, ce qui est assez logique étant donné les rapports étroits qui lient l’emploi d’une langue et la condition sociale, une discipline appelée « socio-linguistique », mais cette discipline n’est visiblement pas celle de Monsieur Hervé Glevarec, directeur de recherche au CNRS. Sociologue, oui, sans doute, mais linguiste, fort peu, comme le montre cette façon qu’il a d’oublier la syntaxe française au profit d’une syntaxe dangereusement anglo-saxonne quand il se lance dans la construction d’une proposition relative un peu complexe. Ou comme en témoigne la manière ahurissante dont il cite les déclarations des gens qui ont constitué son « panel ». Il fait en effet ce que même les pires journalistes ne font pas : il transcrit littéralement tout ce qu’il a entendu, ce qui nous vaut, dans chaque page ou presque, une dizaine de lignes de bouillie de chat.

 

Exemple 1 : « Les séries, ce qui est bien c’est que ça te garde en haleine, tu apprends à découvrir et à connaître les personnages, limite t’inclure dans leur vie. T’impliquer dans le sens où tu te dis : “ Tiens, voilà, là il est dans telle situation, le connaissant, il va réagir comme ça. ” »

 

Encore une cuillerée ? 


Exemple 2 : « Ça m’a appris… le basculement de la vie en fait… Que ta vie elle n’est pas forcément régulée de manière assez propre comme on voudrait le faire. Il y a toujours des rebondissements, toujours des choses qui se passent et  “ qu’est-ce que je ferais moi dans ces cas-là ? ” Je me dis toujours : “ qu’est-ce que je ferais moi dans ces cas-là dans ce cas-là ? ” »

 

Ne nous moquons pas du style de ces deux locuteurs. Vous parlez, nous parlons tous ainsi sans nous en apercevoir. Mais, à partir du moment où de tels propos sont imprimés, il convient, si l’on ne veut pas faire injure à ceux qui les ont dits et à ceux qui vont les lire, de les mettre un tant soit peu en forme. Paradoxalement, c’est au prix d’une certaine trahison de la vérité qu’on peut faire passer la vérité, la fidélité au discours d’origine ne produisant le plus souvent qu’un effet grotesque. Bref, au sens le plus élémentaire du terme, l’ouvrage d’Hervé Glevarec est largement illisible.

 

De quoi traite-t-il, au fait, cet ouvrage ? Eh bien, comme on a pu le deviner à partir des deux citations reproduites plus haut, des séries télévisées, ou, plus exactement, comme le dit son titre en usant d’un néologisme aberrant, de la Sériephilie. (Dit-on des gens qui aiment l’Italie qu’ils sont italiephiles ?) Un assez long sous-titre vient préciser les choses : Sociologie d’un attachement culturel et place de la fiction dans la vie des jeunes adultes.

 

Émettons d’emblée une réserve sur le projet même. Il semble impliquer, ne serait-ce que par le titre de la collection dans laquelle il s’inscrit, « Culture Pop », que l’engouement pour les séries est un phénomène récent. Or, ce n’est absolument pas le cas. L’auteur de ces lignes pourrait raconter à Monsieur Hervé Glevarec comment, il y a cinquante ans déjà, il attendait avec impatience le jeudi après-midi pour aller voir chez la voisine du dessous les Aventures de Rintintin et Rusty, ou comment, quelques années plus tard, il n’était pas question de manquer un seul épisode de Thierry la Fronde, ou de Chapeau melon et bottes de cuir, ou d’Au cœur du temps, ou de la Grande vallée. Ce qui a changé, ce n’est pas tant l’attention portée aux séries que la place de la télévision en général dans la vie de tous les jours. Certes, les séries se sont multipliées frénétiquement, mais ce développement n’est qu’une conséquence ; qu’un effet secondaire.

 

Ressortent cependant de cet ouvrage, pour le lecteur assez courageux pour le déchiffrer, au moins deux éléments passionnants et en partie inattendus. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer a priori, l’attachement aux séries n’est pas vécu par les « attachés » comme un esclavage, bien au contraire. Le format de la série présente une souplesse qui les laisse plus libres que le protocole qu’implique la vision d’un vrai film. Pour un vrai film, il faut trouver dans la journée un créneau de deux heures si on entend le voir avec l’attention et le respect qu’il convient d’accorder à une œuvre d’art, même mineure. Il est beaucoup plus aisé de « coincer » une heure, voire simplement une demi-heure, pour « visionner », comme on dit désormais, un épisode d’une série. Le saucissonnage qui, appliqué à un film, aurait quelque chose de sacrilège, fait partie de l’essence même de la série (même s’il existe des « arcs » pour lier différents épisodes). En conséquence de quoi la série n’est pas tant vue comme une pause au milieu des activités de la vie quotidienne que comme un élément faisant partie intégrante de celle-ci (ou, disons, des 24 Heures de la journée…).

 

Et c’est ce que confirment les commentaires des sériephiles sur le fond même des histoires qu’on leur raconte. Ce qu’ils apprécient en priorité dans un très grand nombre de séries, c’est qu’elles sont le reflet de leur propre vie. Peut-être se trompent-ils, mais peu importe, c’est ainsi qu’ils voient les choses. Un fan explique ainsi le succès de Friends : « L’engouement qu’il y a eu, c’est parce que vraiment il y avait toute cette palette de personnages qui rappelaient à tout le monde leur groupe d’amis… C’est un groupe d’amis, mais malgré tout ce sont des gens que l’on verrait bien être nos amis aussi parce qu’ils ont leurs qualités et leurs défauts… »

 

Dire qu’une telle déclaration remet en question la fameuse phrase de Proust suivant laquelle « la littérature, c’est la métaphore » serait sans doute abusif. Il n’en reste pas moins qu’elle devrait ébranler les convictions d’un certain nombre d’enseignants de lettres (et de quelques-uns de leurs trop dociles élèves) persuadés que l’étude d’une œuvre littéraire doit être totalement détachée de ce qu’on appelle, faute de mieux, la vie, mais qu’on pourrait appeler aussi les émotions. Quand bien même elle ne parviendrait à toucher que quelques-uns de ces esprits si purs et si français, cette Sériephilie, malgré les défauts que nous avons dits — et en dépit de sa couverture verdâtre et laide —, a son utilité, sa raison d’être, sa nécessité.


                                                                                                                                                FAL

 

Hervé Glevanec, La Sériephilie — Sociologie d’un attachement culturel et place de la fiction dans la vie des jeunes adultes, Ellipses, collection « Culture Pop », octobre 2012, 12,70 sur

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