Les Luddites : La résistance à coups de marteau

Une épopée courageuse qui finit au gibet : voilà comment on pourrait résumer le destin du Luddisme et de ses partisans. Si on en trouve des épigones sur le Vieux Continent, l’étendue du soulèvement des « Destructeurs de Machines » est cependant circonscrite avec précision : elle se déroula entre 1811 et 1816 en Angleterre, dans un triangle défini par le Lancashire, le Yorkshire et le Leicestershire. À l’époque, le pays connaissait une transition rapide, pour ne pas dire sauvage, vers ce qu’on appellerait ensuite la Révolution industrielle, et passait ainsi d’une économie traditionnelle, basée sur l’artisanat de manufactures locales et des rites de fraternité, à un mode de production automatisé, nettement plus individualiste.

 

Les principaux concernés par ce bouleversement furent les travailleurs du secteur textile (bonnetiers, tricoteurs, etc.), qui contestèrent non seulement les cadences infernales et les baisses de salaire qu’induisait l’utilisation de nouveaux métiers à tisser, mais qui remirent surtout en cause la qualité de l’ouvrage qu’ils en tiraient désormais. Ce sont finalement moins de véritables aspirations révolutionnaires que des réflexes de préservation des conditions de travail antérieures qui motivèrent les ouvriers à se révolter et à s’organiser pour briser, lors d’expéditions punitives en général nocturnes, les outils de leur oppression.

 

Ayant adopté collectivement le nom d’un réfractaire qui, au XVIIe siècle, aurait cassé sa machine à coups de marteau, les Luddites furent à l’origine de milliers de saccages et firent l’objet d’une mythologie populaire, nourrie de chansons, de récits légendaires et de poèmes en leur honneur. Notons que les premières manifestations de ce genre éclorent non loin de Nottingham, un comté déjà célèbre pour être le berceau d’un autre justicier. Le mouvement suscita des engouements littéraires, tels que ceux de Charlotte Brontë qui l’évoque dans son roman Shirley en 1849, ou de Lord Byron, qui prit d’ailleurs brillamment sa défense devant la chambre des Lords. Cela n’empêcha cependant pas le vote de lois drastiques, qui sanctionnaient tout Luddite de lourdes peines de prison, voire de pendaison. Réprimée dans le sang, cette forme d’activisme se réfugia dans le légalisme, perdit donc de son aura et de sa puissance, pour se laisser submerger par le discours technophile et la confiance aveugle dans le Progrès. Elle renaît depuis quelques décennies aux États-Unis, par exemple sous la plume de David Noble (qui fut renvoyé de son poste de conservateur à la Smithonian Institution de Washington, après avoir trop mis en valeur le dernier spécimen de Marteau Enoch, arme favorite des Luddites) ou encore dans les colis de l’inventif Unabomber.  

 

En abordant tour à tour ses aspects historiques, socio-économiques, sémantiques et idéologiques, Bourdeau, Jarrige et Vincent offrent du sujet une synthèse particulièrement éclairante. Ils montrent en quoi le Luddisme, récupéré aujourd’hui par les tenants de l’écologie politique et des altermondialistes pour la plupart mal informés, obéit à une optique réactionnaire, irriguée notamment par les principes du méthodisme et radicalement opposée au mercantilisme de la Modernité. Les auteurs y voient même l’un des plus grands moments de lucidité de notre civilisation par rapport au machinisme. On serait bien tenté de les croire… Mais où diantre ai-je rangé ma masse ?

 

Frédéric Saenen

 

Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Éditions Ère, avril 2006, 160 pages, 15 €

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1 commentaire

Intéressant, ce bouquin, en ces temps  où s'élaborent de nouveaux rapports avec le travail et la technologie, et où la machine et l'automation ne sont plus considérés comme des menaces, mais au contraire des acquis ( voir comment les salariés défendent leurs machines délocalisées par des patrons voyous,  et aussi l'intégration réussie de la technologie dans les disciplines scolaires) . 
Le luddisme pourrait toutefois bien renaître dans les pays en voie de développement, où l'arrivée  inéluctable des machines outils privera la main d'oeuvre phlétorique et sous payée de ses pauvres moyens d'existence.
La densité de population et le manque d'éducation aidant, l'impact geopolitique risque d'être bien plus fort que les révoltes somme toutes limitées des corporations anciennes de type canuts de lyon.