Stéphane Hessel, Indignez-vous ! : La guerre des mots

L’année 2011 commence avec le caviardage d’une œuvre majeure de la littérature, Huckleberry Finn de Mark Twain. La volonté affichée du professeur Gribben : donner la possibilité aux professeurs et aux parents, partout sur le territoire américain, de faire à nouveau lire un livre qui sentirait le soufre du fait de la présence à plus de 200 reprises du mot « nègre ». Ce mot aurait un pouvoir terrifiant, celui de réveiller le vilain méchant raciste ou le pauv’ negro qui sommeille dans chaque Américain blanc ou noir. Le professeur souhaite que mot nègre soit remplacé par « esclave ». Se pose-t-on la question de savoir quel type de prof peut bien choisir de ne pas faire lire une telle œuvre pour ne pas choquer ses petits lecteurs du fait de la présence de « nègres » à plus de 200 reprises dans un livre écrit au XIXe siècle ? Faut-il vraiment mieux parler d’esclaves ? Est-ce si peu insultant sous nos latitudes, « esclaves » ? Après l’œuvre de Twain, qui sera la prochaine victime de cette mesure de nettoyage politiquement correct ? Va-t-on enlever le mot « salope » ou « putain » dans la plupart des œuvres où les hommes parlent des femmes ? Il faut rappeler que l’œuvre qui a profondément changé la face de l’histoire américaine, La Case de l’Oncle Tom, a failli être retirée des bibliothèques au motif qu’elle donnait une mauvaise image des Noirs. Une œuvre qui a influencé Abraham Lincoln et des milliers d’abolitionnistes. L’hystérie bien-pensante est bien répartie dans la population, comme la connerie. Je me demande tout de même si la raison de ce refus d’enseigner l’ouvrage de Twain est réellement liée à ce qui ressemble furieusement à une habile excuse, le contenu de l’œuvre étant bien sulfureux dans nos petits mondes d’enfants roi, surprotégés et en même temps transformés en bêtes à consommer.

 

L’autre « affaire » apparait avec les réactions de plus en plus nombreuses au livre de Stéphane Hessel : Indignez-vous. Passé le premier temps de surprise devant le succès de ce petit opus de 20 pages, on voit sortir du bois des « philosophes », des anciens ministres, des « intellectuels » bien en cour, pour dénoncer sur les plateaux de télé de talk-shows chics et pas chers cette vilaine « indignation », si facile, si simple, si… populiste, et si inutile. Parce que l’indignation ne changera aucune situation dramatique où que ce soit. Ces petits profs de bon sens près de chez vous se font fort de nous rappeler que les citoyens sont des ânes et qu’il faut laisser aux gens qui savent, aux gens sérieux, aux politiques et aux économistes, aux généraux aussi, le soin de gérer les conflits. Ne vous indignez pas citoyens, faites le gros dos et détournez le regard, pendant qu’on tue, massacre et détruit partout autour de vous. Contentez-vous de consommer et de voter UMP, ou Hollande parce qu’il a bien compris que la mondialisation est là et qu’il ne sert plus à rien de lutter. Pour ces kantiens fanatiques, le pouvoir a toujours raison et toute résistance est inutile. L’affaire a rebondi lorsque ULM a déprogrammé une intervention de Stéphane Hessel sur la situation à Gaza, un an après l’opération Plomb Durci – si c’est pas poétique comme nom. On a vu les mêmes « brillants intellectuels » ainsi que le CRIF se réjouir que la haine d’Hessel envers l’État israélien ne puisse s’exprimer dans l’enceinte de la prestigieuse école. Raphaël Enthoven, sur France Culture, a déclaré sa rage et son courroux devant l’audace des défenseurs d’Hessel qui avaient osé parler de censure. Et le prof de philo de nous rappeler que pour un débat, il faut deux parties. C’est vrai ça ! D’ailleurs, quand George Clooney vient dire que les massacres du Darfour c’est mal, on devrait inviter El Bechir pour qu’il donne son point de vue… et pour contrer les bruyantes déclarations des opposants tunisiens, on devrait donner la parole à Madame Ben Ali. Non mais ! À propos de censure, à Marseille, il y a peu, une certaine dame devait exposer son affection pour Gide. On lui a fait savoir que pour des raisons de sécurité, il serait bon qu’elle aille causer de Gide ailleurs. Le nom de la dame ? Leila Shahid.

 

Certains mots, certaines phrases, certaines pensées même semblent désormais malsonnants. Au nom de la lutte contre le racisme et le sexisme, nous avons institué une novlangue qui ne lutte nullement contre ces deux fléaux, mais qui permet de disqualifier la pensée de tous ceux qui ont l’audace de remettre en cause les nouveaux dogmes. Caviardage et censure, mais de quoi ? Mais comment ? Circulez, y a rien à voir…

 

Adeline Bronner

 

Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène, octobre 2010, 32 pages, édition revue et augmentée, décembre 2011, 3,10 €

 

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3 commentaires

Merci Madame pour votre clairvoyance et votre talent. Vous avez bien défini un  des maux  de notre société, J. Benda parlait de trahison des clercs. Nous y sommes....

Allons nous vers "le grand soir"ou vers 1984 ?
Solidairement votre,


Il est vrai que la lecture d’Indignez-vous provoque toujours des réactions épidermiques à la chaîne. ( L’évocation du conflit israélo-palestinien n’y est en effet pas étrangère. ) Le débat se réduit alors à l’affrontement des pro-Hessel et des anti-Hessel. Car, une fois encore, la démission de la pensée consiste à choisir un camp. Mais faut-il absolument être pour ou contre Stéphane Hessel, l’encenser ou le dénigrer ? Le débat mérite sans doute mieux que cela. Nul n’a remis en question le passé exemplaire de l’auteur d’Indignez-vous ! Nul n’a oublié son humanisme ni son courage durant les heures les plus sombres de l’Histoire. Cela n’empêche pas d’avancer, sans toucher à l’homme, quelques contradictions et poncifs contenus dans son manifeste. Car il ne suffit pas de s’indigner pour devenir un homme accompli.  Regardez autour de vous : les pires salauds sont aussi convaincus que vous et moi de la valeur de leur indignation. Faut-il alors publier un guide des bonnes et des mauvaises indignations ? Pire : doit-on nous dicter ce contre quoi nous devons nous révolter ? Et doit-on s’indigner avant tout contre les injustices les plus médiatisées ? Peut-on par conséquent négliger les injustices sur lesquelles les cameras ne sont braquées ? Après tout : pas d’image, pas d’indignation ! Voilà quelques-unes des questions que je me suis posées à la lecture de ce petit livre… écrit par un très grand homme !

Cher Thierry,
Je ne peux que vous rejoindre sur la plupart des questions que vous posez. Je n'ai personnellement, pas encore compris le culte et la détestation voués à Stephane Hessel, dans l'ouvrage duquel je n'ai trouvé que poncifs et idées prêtes-à-porter (ou à s'indigner). Je trouve par ailleurs qu'on fait trop d'honneur à parler autant d'un homme qui, malgré toutes ses bonnes et mauvaises intentions (avoir été résistant c'est, avoir voulu se vendre comme l'un des rédacteurs principaux de la déclaration universelle des droits de l'homme, un peu moins) restera pour moi, comme son essai, bien plus mineur qu'il ne le voudrait. Mais bon, on l'adule et on le déteste, il aura eu la gloire avant de partir. On peut toujours s'en réjouir pour lui. Pour ce qui est d'une vraie réflexion sur les maux de notre société et ce que nous devons faire, au-delà de nous indigner (ça sonne très gaulois en fait, quand on y pense...), il faudra certainement chercher ailleurs. Et ce n'est pas plus mal.