Satyajit Das, Extreme money : Précipité d'alchimie phynancière

Un livre commis par un "Inside man" dissèque l'implacable alchimie phynancière des trois dernières décennies...

 

Spécialiste du risque bancaire mondialement connu, Satyajit Das est  consultant auprès de grandes institutions financières tant en Europe ou en Amérique du Nord qu’en Asie et en Australie. C’est dans un véritable thriller phynancier, mené avec un art narratif consommé et un humour servi glacé, qu’il livre le récit, vécu de l’intérieur par ceux qui l’ont provoquée, de la « crise » - ou, si l’on « préfère » ( !!!), du plus grand hold-up de l’Histoire contemporaine… Comment en est-on arrivé là ?

 Les individus de notre hypermodernité convulsive se seraient-ils convertis en masse à une nouvelle religion mortifère ? Notre analyste du risque phynancier se fait aussi anthropologue : « Les identités sont définies et réiventées autour de l’argent (…) Les financiers colonisent de nouvelles frontières en convertissant les citoyens à leur nouvelle religion (…) Nous vivons et travaillons dans le monde de l’argent extrême – des jeux spectaculaires et dangereux avec l’argent qui créent de nouveaux sommets artificiels en croissance, prospérité, raffinement et richesse (…) La règle de l’argent extrême, c’est que tout le monde emprunte, tout le monde économise, tout le monde est supposé devenir plus riche. Pourtant, seuls les initiés qualifiés s’enrichissent, courent et truquent le jeu. L’argent et les jeux qui sont joués sont intangibles, irréels et de plus en plus visuels. Les affichages électroniques qui reflètent des signaux de prix en rouge ou en vert sont l’essence distillée du monde financier (…) L’argent extrême est une réalité éviscérée – l’ombre monétaire des choses réelles (…) L’humanité s’est méprise avec l’argent. Il s’agit en réalité d’un lubrifiant de la société et de l’économie mais elle l’a considéré comme une fin en soi. »

Tout le monde, envoûté par les rengaines bling bling de quelques joueurs de flûte de Hamelin, aurait-il suivi la flèche… jusqu’au précipice ? Tout le monde aurait-il servilement  « joué le jeu » qui consistait à acheter au plus bas et à vendre au plus haut, avec… « l’argent des autres » ?

  

Le pacte faustien suprême

 

Est-il possible  encore d’enclencher la marche arrière ? Peu avare de citations, Satyajit Das convoque les plus grands créateurs et les meilleures œuvres que l’esprit humain  ait produites, de Shakespeare et Montaigne jusqu’au Magicien d’Oz de Franck Baum (1) – sans oublier les indispensables Adam Smith, Max Weber,  Freud, Keynes ou Galbraith  – pour nous rappeler que nous avons vendu notre avenir et notre âme pour… moins que rien !

« La technologie moderne – l’argent numérique – a vidé l’argent de sa corporéalité. L’argent existe en tant qu’information pure, sans valeur intrinsèque. Il est à la fois tout et rien. Fabriquer de l’argent, le prêter, l’emprunter, gagner de l’argent à partir de l’argent est au centre de la vie humaine et des activités de l’homme (…) L’argent est le pacte faustien suprême – un pacte avec le diable en échange de la puissance terrestre, de la richesse ou du savoir (…) L’argent, en fin de compte, est le miroir le plus exact qui soit dans l’histoire de l’humanité. Sa surface bienveillante reflète l’image du monde que l’argent rend possible. L’argent, comme un miroir, n’est rien mais il utilise la réalité des choses dans laquelle  il peut être converti (…) L’argent aujourd’hui est inépuisable, capable d’une multiplication infinie et complètement irréel. Le monde est dans la création, la manipulation et dans la poursuite des reflets des choses réelles. La finance est l’interaction du réel et ses réflexions qui n’en finissent pas. »


Comme Fantômas, « héros » vénéré par les foules d’entre les deux guerres, « l’argent » (ou plutôt son ombre « numérisée ») est tout et rien, est partout et nulle part –  il a déstabilisé de façon irréversible la réalité des nations et perturbé jusqu’à l’axe de rotation de la planète… Dans quel espace et quel temps hypothétiques l’espèce pourrait-elle encore faire marche arrière pour renouer avec un projet civilisateur ?

 

Jeux de guerre, machine folle et dettes à gogo(s)…

 

L’ingénierie phynancière «  a remplacé l’ingénierie réelle comme moteur de la croissance », avec la consommation nourrie par la dette : « Plutôt que de fabriquer des produits, les ingénieurs formés ont rejoint les banques pour proposer des structures financières turbo aux entreprises (…). Les nouveaux entrepreneurs de l’Amérique post-industrielle utilisent l’argent des autres pour acheter des entreprises, créer du vide et laisser du vide derrière eux, sauf le papier qui ne peut pas enlever la douleur aux personnes dont les vies sont anéanties ». L’interaction entre le monde réel et de son image monétaire a mené les économies à la ruine…


Érigée en impératif et en injonction,  « l’accession à la propriété », « financée » avec de l’argent qu’on n’avait pas a suscité une ruée vers la pierre flambée – chacun voulant grimper le plus haut possible sur l’échelle de la « propriété », dans un empilement de crédits qui propulsait les prix de la pierre à des hauteurs défiant les lois les plus élémentaires de la gravité – pourtant, par définition, la pierre ne monte pas jusqu’au ciel… L’épidémie se propage dans le corps social, les prêts irrécouvrables étant immédiatement « titrisés » selon les règles truquées d’une « nouvelle économie » que Satyajit Das décrit comme un « mélange toxique de dette croissante, de risque, de spéculation et d’aspirations irréalistes ainsi que de l’attente que celles-ci soient remplies » - et une « machine à croissance perpétuelle, produisant des taux de croissance élevés avec de la dette »…

Or, « des niveaux de dettes et de leviers élevés ne constituent pas un élixir de croissance infinie »… Pas plus que  de la complexité inutile ajoutée à de l’abstraction industrialisée ne crée un monde meilleur… Mais chaque insulte mathématisée à l’intelligence, chaque attentat industrialisé au sens commun détachent ce monde-ci toujours un peu plus de toute réalité soutenable et vivable…


Partout dans le monde, la bulle immobilière, nourrie  de prêts subprime, a crevé (sauf en France, « exception française » oblige, mais sa résolution n’en sera que plus dévastatrice…), mettant l’économie mondiale en danger et révélant cette évidence : « les économies modernes ont été ont été construites sur des théories erronées et des systèmes de croyances défectueux »…  Dettes non garanties, titrisation, effets de levier complexes et injections massives de liquidités qui font baisser la valeur de la monnaie, etc. – tout cela a fait illusion jusqu’à ce que la musique s’arrête dans la salle de bal – mais la multitude n’était pas invitée à la fête.. . Satyajit Das invoque même notre satiriste Sébastien Brant : « Le monde souhaite être trompé »…


Pas plus que la machine folle à produire de la dette, le nihilisme phynancier ne crée la prospérité – mais il prive assurément l’espèce de toute chance de prospérité commune…


Après avoir défié la gravité financière, « le monde possède désormais moins de richesse, plus de dette et risque de connaître une croissance plus faible », mettant à mal l’amélioration du niveau de vie que jusqu’alors l’on considérait comme chose acquise dans ce qui semblait faire civilisation… Comment désormais, au seuil d’un retournement majeur (voire ultime…), indexer la monnaie sur une réalité humaine, solidairement vécue  et engagée dans une direction qui fasse encore… sens commun ?


1. Best-seller de la « littérature enfantine », Le magicien d’Oz de L. Frank Baum (1856-1919) est un roman à clés, publié en 1900, qui se fait l’écho du débat sur l’étalon-or, durant l’élection présidentielle américaine. Victor Fleming (1883-1949) en a tiré un film à succès, avec Judith Garland (1922-1969) et Frank Morgan (1890-1949).


Michel Loetscher

 
Satyajit Das, Extreme money, Le Jardin des Livres, octobre 2013, 488 p., 24,90 €

Paru dans les Affiches-Moniteur

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