Bonaparte, une fascination qui dure

L’auteur : de la Terreur à l’Empire


Actuel directeur d’études à l’EHESS, ancien élève de François Furet, Patrice Gueniffey s’est d’abord fait connaître comme un spécialiste de la Révolution. Il a publié à ce titre Le nombre et la raison –portant sur la pratique du vote pendant la période révolutionnaire - et surtout Politique de la terreur où il décortique les mécanismes politico-idéologiques qui mènent à la Terreur de 1793-94. Peu à peu, il en est venu à étudier l’Empire dans divers articles avant de consacrer un ouvrage assez remarqué sur le 18 Brumaire (Gallimard, 2009) et de publier il y a trois ans ans un Bonaparte imposant, fruit de dix années de recherche et d’écriture, republié aujourd’hui en poche chez Folio. Nombre de biographies et d’études ont été consacré au « petit caporal ». Qu’apporte donc de nouveau l’ouvrage de Patrice Gueniffey ?


L’enfance « corse »


Un des mérites de cette biographie, qui n’en manque décidément pas, est de mettre en lumière l’importance de l’enfance du futur général et empereur. L’auteur revient sur les origines –italiennes- de la famille et sur les parents, Charles et Letizia. Le père était un personnage contradictoire, charmeur et dépensier, absent du foyer familial. D’abord partisan du chef indépendantiste Pascal Paoli et de la lutte contre la domination de Gênes, il se rallie peu à peu à la monarchie française lorsque celle-ci se substitue à la petite république défaillante. Charles fermera les yeux sur la liaison de sa femme avec le gouverneur français, le comte de Marbœuf et donnera une éducation française à ses enfants. Très tôt il envoie Napoléon en France, au collège de Brienne.

Ici, l’ouvrage devient fascinant : le jeune Napoléon tient dans sa correspondance des propos très durs sur la France et affiche son irrédentisme corse. Mais sa Corse est de plus en plus fantasmée. Il « décroche » petit à petit, sans le savoir, de la réalité de son île. Le jeune officier apprend le français et désapprend sa langue natale, apprend les bonnes manières de la société aristocratique française et s’ouvre aux lumières. Il dévore Rousseau, son maître à penser (à l’instar du révolutionnaire Robespierre et… du comte d’Antraigues, futur chef des réseaux d’espionnage des émigrés). Détaché de sa famille, Bonaparte conçoit un attachement sans bornes pour Paoli et multiplie les permissions -le futur empereur n’est pas un officier très assidu…- pour intriguer sur son sol natal. En fait, s’il n’avait pas été chassé en 1793, largement à cause de Paoli, Bonaparte n’aurait pas eu la carrière que l’on sait. En même temps, cette rupture le révèle à lui-même : il n’est plus corse, il a été assimilé à la France à laquelle, bon gré mal gré il va identifier son destin.


Itinéraire hors normes


Méfiant vis-à-vis de la Révolution et des excès des foules, Bonaparte va cependant profiter pleinement de la période. Son comportement au siège de Toulon se fait remarquer d’Augustin de Robespierre, frère de l’incorruptible mais sa carrière pâtit du 9 Thermidor. Pour autant, il se fait remarquer par son activisme, au point d’agacer l’état major et les comités. Bonaparte veut servir, envisage s’il le faut de se mettre au service du sultan ottoman et finit par trouver un nouveau protecteur en la personne de Barras, ancien noble devenu conventionnel. Pour le compte de Barras, il réprime l’insurrection royaliste du 13 Vendémiaire et sauve la Convention, devenant ainsi un général en vue. Grâce encore à Barras, devenu entretemps chef de directoire, il rencontre la seule passion de sa vie, Joséphine de Beauharnais, pour laquelle il écrit des lettres passionnées et enflammés : Ce sera la seule fois, ce n’est pas un homme à femmes (même s’il aura bien des maîtresses). 

Dès la campagne d’Italie Bonaparte, note Gueniffey a dans sa personnalité quelque chose d’inhumain (Nietzsche pensera à lui en décrivant son surhomme) qui le classe en dehors du commun des mortels. En Italie, son génie tactique et stratégique le mènera aux portes de Vienne (alors que cette campagne d est prévue à la base comme une diversion pour permettre à l’armée du Rhin d’opérer) et son sens aigu de la communication façonne son personnage au sein de l’opinion. Il joue au général républicain, jure de sa loyauté envers un régime qu’il méprise. Le fruit n’est pas mûr pourtant et il part en Egypte.

Le modérateur

En Orient, Bonaparte ne mène pas la guerre comme en Europe. Il ordonne par exemple le massacre de prisonniers ottomans, abandonne ses malades… toute une littérature lui reprochera abondamment et notre sensibilité « humanitaire » contemporaine ne s’en prive pas. Pourtant, il n’est pas cruel par nature mais savoir qu’il en capable suffit à inspirer le respect de ses pairs. Et une fois au pouvoir (largement grâce à son frère Lucien, qui a plus de nerfs que lui lors du 19 Brumaire à St Cloud), Bonaparte mène une politique de modération : paix à l’extérieur avec l’Autriche et l’Angleterre, paix en Vendée, rétablissement de l’ordre public, concordat avec le pape, reconnaissance des religions, le pardon aux émigrés… Il maintient l’héritage révolutionnaire tout en tentant de réconcilier deux France, la nouvelle et l’ancienne. N’importe quel homme politique vendrait son âme aujourd’hui pour avoir le bilan obtenu par Bonaparte lors de la période consulaire. N’en déplaise à Lionel Jospin et aux autres saints patrons de la bien-pensance…


Gageons que Patrice Gueniffey ne mettra pas dix ans pour nous offrir son Napoléon, suite d’un Bonaparte qui s’impose d’ores et déjà comme une des trois ou quatre biographies de référence dédiées au grand personnage. Laissons-lui donc la parole pour la conclusion : « Ce qui, en lui, parle encore aux imaginations modernes, c’est autre chose : la croyance, qui était la sienne, et que nous voudrions être la nôtre, que notre sort ne résistera pas à notre volonté. Bonaparte est une figure de l’individu moderne : l’homme qui s’est créé à force de volonté, de travail et de talent, qui a fait de sa vie un destin en repoussant toutes limites connues. »

 

Sylvain Bonnet

Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard folio, octobre 2016, 1120 pages, 14,90 €

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