Une brève histoire de l’orthographe

Des moutonsss…

Il serait aisé de réformer l’orthographe française si elle obéissait à une seule et unique logique. Mais, comme le rappelle Pascale Cheminée dans sa Brève histoire de l’orthographe, la vérité en ce domaine est loin d’être une et indivisible et les absurdités ne sont pas toujours si absurdes.

Il y a à boire et à manger dans la série « Petits guides de la langue française » publiée en ce moment par Le Monde et chapeautée par Érik Orsenna. Certains titres sont si « pointus » qu’ils effraieraient même un spécialiste. Mais on lira avec intérêt Une brève histoire de l’orthographe, de Pascale Cheminée, étant entendu que le mot important dans ce titre n’est pas tant orthographe que histoire. On découvre en effet que les discussions sur la réforme de l’orthographe ne datent pas de quelques décennies, comme on pourrait le croire, mais de plusieurs siècles. Le grand mirage d’une orthographe simplifiée et phonétique se rencontre déjà au XVIIe siècle, voire au XVIe. Mirage ? Oui, mirage, car une question qui se pose depuis si longtemps sans avoir jamais trouvé sa résolution ne saurait être qu’une question mal posée.

Certes, l’orthographe française compte un certain nombre d’absurdités et d’aberrations qui gagneraient à ne plus exister. Imbécile avec un –l, mais imbécillité avec deux. Rationalité avec un –n, constitutionnalité avec deux… Mais ce second exemple montre déjà à lui seul dans quelle impasse, ou plutôt dans quelle spirale on s’engage quand on prétend réformer et uniformiser. Constitutionnalité, création relativement récente, prend deux –n parce qu’on a voulu l’aligner sur l’adjectif constitutionnel. Moyennant quoi, il n’entre pas dans la catégorie nationalité, rationalité, dont la légitimité originelle est peut-être discutable, mais qui est validée par ce qu’on nomme, tout simplement, l’usage.

En fait, les imbroglios de l’orthographe ne sont autres que ceux de l’Histoire en général : à la causalité verticale se mêlent des causalités « transversales », contestables sans doute, mais d’autant plus inébranlables que, très souvent, elles ne sont pas l’œuvre de véritables grammairiens, mais de gens qui croyaient bien faire ‒ de « demi-habiles ». A priori, le passé simple nous fûmes, qui vient du latin fuimus, ne devrait pas prendre d’accent circonflexe. Mais il en a pris un par analogie, autrement dit pour des raisons esthétiques : vous fûtes avait à juste titre un accent, souvenir du -s du latin fuistis ; par souci d’égalité, on mit un accent partout. Certaines bévues de ce genre purent être rectifiées : on écrivit pendant toute une période sçavoir, pour marquer sa parenté avec le latin scire, mais on finit par comprendre que cette étymologie était avant tout fantaisiste (savoir vient de sapere) et on jeta aux orties le -ç. Mais souvent, quand le pli est pris, il est pris, même quand c’est un faux pli. Un certain nombre de –é là où, se fondant sur le bon sens et la prononciation, on attendrait des –è (avec accent grave), s’expliquent simplement par le fait qu’il y eut à un moment donné pénurie de –è dans les casses des imprimeurs. D’où, par exemple, ce couple mal assorti avènement-événement.

Redisons-le, l’orthographe a l’ambiguïté de l’histoire : c’est une cote (un impôt) ou une cotte (une veste) forcément mal taillée entre des faits objectifs, mais intégrés dans un mouvement continu, et une représentation graphique qui entend les fixer. L’eau d’un cours d’eau photographié ne court plus. La mondialité d’Internet vient aujourd’hui ajouter à la confusion. On peut parier sur une raréfaction des accents et des cédilles en français : on ne compte plus les François qui se nomment désormais francois dans leur adresse mail.

On oppose traditionnellement aux complications inutiles de notre orthographe la simplicité lumineuse de l’italien ou de l’espagnol, qui ont osé et su adopter une graphie phonétique. Sur les affiches italiennes de ses films, Sophia Loren se nomme le plus souvent Sofia Loren, et personne ne se gratte la tête, de l’autre côté des Alpes, pour savoir s’il faut écrire phantasme ou fantasme. C’est vrai. Mais nous ne sommes pas sûr que tout soit toujours aussi idyllique. Faut-il écrire signor ou signore en italien ? Ça se discute… Prononce-t-on vraiment toutes les lettres en espagnol ? Pourquoi donc, dans la bouche des Madrilènes, le –d final de Madrid reste-t-il désespérément muet ? Nous entrons là dans un vaste terrain miné, qui est celui de la diversité des prononciations régionales, à laquelle aucun pays n’échappe. Il y a des Français qui boivent du et des Français qui boivent du lè… Lesquels va-t-on privilégier ?

Reconnaissons toutefois une chose : il existe en France ‒ mais cela dépasse le seul cadre de l’orthographe ‒ une monstrueuse ambiguïté autour du concept de réforme, notre nation révolutionnaire n’arrivant jamais à se défaire totalement de son tropisme pour les anciens régimes. Au XIe siècle, il existe en français un verbe esmer, dérivé naturel et logique du verbe latin aestimare, dans lequel la syllabe –ti, non accentuée, avait disparu. Mais les moines copistes, qui, si l’on peut dire, ne l’entendaient pas de cette oreille, s’appliquèrent à ressusciter le latin en français en remplaçant systématiquement dans leurs manuscrits esmer par estimer. Comme on sait, ils ont gagné. Mais est-ce leur faute ? Ce ne sont pas les moines français, ce sont les Français en général qui adorent faire machine arrière chaque fois qu’ils entendent aller de l’avant. Réformer signifie moins souvent modifier que re-former. Un grammairien faisait justement remarquer que la création d’un adjectif en français se fait de préférence sur la base du nom latin plutôt que sur celle du nom français. Pas question de faire nombrique à partir de nombre. Non : on retourne chercher numerus, et l’on crée numérique.

Cette manie de la reconstruction, de la réfection souvent illusoire, est peut-être à mettre en rapport avec, disons, une espèce de complexe d’infériorité français. Les Italiens peuvent simplifier l’orthographe latine sans état d’âme, puisque pour eux l’italien et le latin ne font qu’un. Rappelons que dans les librairies italiennes, il convient de chercher Virgile au rayon des poètes italiens. Le français, qui n’est pas du gaulois, mais du latin (du gallo-romain en tout cas), s’achète rétroactivement des quartiers de noblesse en puisant de bonne ou de mauvaise foi dans des sources qui ne sont pas exactement les siennes. Nombreux sont les George Dandin qui voudraient faire croire qu’ils sont nés « Monsieur de la Dandinière ». (Il n’est pas exclu que les délires orthographiques de l’anglais trouvent leur origine dans des raisons analogues. La langue de Shakespeare ne doit pas grand-chose aux « indigènes ».)

Autant dire que nous ne sommes pas sortis de l’auberge orthographique. La validation de la « nouvelle orthographe » fait que le correcteur Word acceptera aujourd’hui tout aussi bien il parait qu’il paraît. Est-ce bien rigoureux ? est-ce bien satisfaisant ? Mutatis mutandis, nous voici revenus au flou que l’on trouvait dans les éditions originales de Montaigne ou de Rabelais… Quel progrès ! Pascale Cheminée conclut sagement son exposé par les deux phrases suivantes : « On peut être partisan du statu quo ou du changement en partant du même constat. Mais on ne peut faire l’économie de l’histoire. »

Ajoutons simplement que le récit qu’elle nous offre des vicissitudes qu’a connues l’orthographe française à travers les siècles nous incite à considérer son état actuel, si imparfait soit-il, comme un miracle d’équilibre et que, dans ce domaine comme dans celui de la consommation d’alcool, la modération est fortement conseillée.

FAL

Pascale Cheminée, Une brève histoire de l’orthographe, Garnier, "Les Petits Guides de langue française", Le Monde, mai 2017, 6,90 €

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