L'essai sur les hommes de la terreur d"Enzensberger

« Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »

Hans Magnus Enzensberg a signé en 2006 un texte intitulé essai sur les hommes de terreur. L’ouvrage est, dans le triste contexte actuel, remis en avant : il offre en effet un regard sur le terrorisme et se propose d’essayer de le comprendre. Force est cependant de rendre hommage à l’épigraphe de cette toute petite centaine de petites pages : « Tout comprendre n’est pas une obligation, mais un essai ne peut pas faire de mal » (R. K.). L’auteur affirme ainsi humblement qu’il ne saura être exhaustif pour son lecteur mais qu’il lui ouvrira une voie de réflexion.

Cette humilité est toute à l’honneur de Enzensberg : l’absence de cette ouverture aurait changé tout notre article… L’ouvrage fut en effet décrié outre-Rhin comme stigmatisant une part de la population. Une lecture critique, stylo en main, fut donc choisie. Et force est de reconnaître que la logique de l’auteur est parfois surprenante. Ainsi sans rentrer dans le débat sur ses thèses où de plus éminents spécialistes pourront probablement discuter sans fin, il est possible de relever quelques points.

La définition du perdant radical manque de rigueur. Impossible de nier sa présence mais l’auteur commence par la poser a contrario en décrivant le gagnant radical comme si son lecteur connaissait déjà la notion de perdant radical. Ensuite, en n’offrant pas une définition claire, il introduit un léger flou ayant, sauf erreur de notre part, entraîné des contre-sens lors d’autres recensions de l’ouvrage. Au final, il semble que le perdant radical soit une personne qui, ayant échoué dans de nombreux axes de sa vie par rapport aux objectifs qu’il s’était fixé, laisse de côté toute espérance pour s’enfermer dans le regard que les autres portent, ou à tout le moins celui dont il est persuadé que les autres portent, sur lui. Il s’enferme donc, se catégorise lui-même pour toutes les étapes de sa vie dans le groupe des perdants et acquière la certitude qu’il ne pourra jamais en sortir.

Là-dessus, un cycle plus ou moins néfaste s’enclenche : le perdant radical se contente d’un anonymat jusqu’à ce qu’il « pète les plombs » (sic). Lorsqu’il explose, il peut alors, selon l’auteur, tuer son épouse, ses enfants, se suicider ; prendre un homme en otage dans son appartement, sans raison, et tirer sur la police dès que celle-ci arrive. Le détonateur est un regard ou une plaisanterie qui vont le « vexer » (sic).

La société porte, pour Enzensberg, ses perdants radicaux comme une nécessité, comme la contrepartie des gagnants radicaux. De nombreux métiers tournent autour d’eux mais, pourtant, elle les ignore car ils dérangent. Ils sont, de même, sans véritable danger à ses yeux : « le perdant radical ne fait pas de ravages autour de lui tant qu’il est seul ».

Le problème est qu’aux yeux d’Enzensberg, toute une population est devenue un vivier de perdants radicaux. Elle porte en germe tout ce qui est nécessaire pour les former : le monde arabe. Cette civilisation « était bien supérieure à celle de l’Europe d’un point de vue militaire, économique ou culturel » au Moyen âge pour l’auteur mais, étant maintenant en déclin, ses membres glissent naturellement vers la notion de perdant radical… De là s’explique les évolutions de ces dernières années, la reprise du terrorisme communisme né en Russie, etc.

Enzensberg réalise à nos yeux au minimum une erreur conduisant sa thèse – le glissement inéluctable d’une part de la population du monde arabe vers la notion de perdant radical – dans l’impasse : il a une vision de l’Histoire orientée vers un progrès perpétuel. Il reprend ainsi Rudolph Chimelli citant lui-même un auteur irakien : « Si au XVIIIe un Arabe avait inventé la machine à vapeur, elle n’aurait jamais été construite ». Du point de vue de l’européen du XXIe siècle, cette évolution permanente semble naturelle car visible tous les ans lorsqu’un nouveau téléphone apparaît. Mais il y a là un accident de l’Histoire : il n’y a pas de marche inéluctable vers le progrès et l’évolution des sciences et des techniques n’est jamais un signe de grandeur ou de décadence. Elle n’est que l’un des éléments permettant de mieux saisir une époque. Ne prenons jamais nos prédécesseurs pour des gens moins intelligents que nous !

Il devient donc difficile de partager le constat si pessimiste qui ressort lorsque ce petit essai se termine. Certes, l’auteur a réalisé des nuances nécessaires et bienvenues : il distingue ainsi le monde arabe de l’islamisme, l’un englobant le deuxième mais pas exclusivement. Des forces plus positives face à un « dilemme » cherchent aussi une solution : « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux »…

Au final, le texte d’Hans Magnus Enzensberg a le mérite de proposer de réfléchir sur une composante de notre société, de ne pas la laisser comme une évidence. Certes, il ne propose aucune solution pour venir à bout de son triste constat. Cependant, s’il ne nous est pas possible d’adhérer à son positionnement, nous ne déconseillons pas à un lecteur éclairé et avisé d’oser cette petite lecture pour entraîner son esprit critique.

Hans Magnus Enzensberger, Essai sur les hommes de la terreur, folio, Gallimard, trad. Daniel Mirsky, 2006, 85 p.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.