Agents Of Dreamland, de Caitlin R. Kiernan

En 2015, la sonde spatiale New Horizons s'approche de Pluton mais est inopinément détectée par une intelligence extra-terrestre. Au même moment, sur Terre, un service secret très discret, voire occulte, enquête sur un phénomène pour le moins curieux ayant décimé des cultistes apocalyptiques nommés The Children of the Next Level, cela aux abords de la mer de Salton, un lac salé de Californie du Sud. Les deux principaux enquêteurs sont le Signalman, un homme usé entre deux âges, et une femme peut-être immortelle, Immacolata Sexton.
Leurs efforts échoueront à empêcher l'invasion et la destruction de l'humanité.

Vous pensez peut-être que la mèche a été vite vendue mais, en fait, non, ou disons que ce n'est pas bien grave d'avoir lu cette espèce de résumé désincarné. Il demeure en effet toute la « carne » enrobant la trame de Agents Of Dreamland. Ici, c'est presque aussi important que l'aspect purement factuel des péripéties car cette longue nouvelle (ou bref roman ; le terme anglais correspondant est novella) se lira de préférence en acceptant de se laisser emmener par quelque chose sur lequel nous n'avons aucune prise.
Cela se joue entre autres autour de la chronologie volontairement non-linéaire de l'intrigue, ensuite (en fait simultanément) par les points de vue de trois personnages spécifiques, enfin (avant toute chose) par la généalogie propre du récit, son rapport à l'Histoire et à certaines histoires.

Agents Of Dreamland (paru en 2017) est en quelque sorte une reprise de The Whisperer In Darkness (Celui qui chuchotait dans les ténèbres), récit de Lovecraft (paru en 1931) dont l'action se déroule en 1927. Sans donner trop d'indications, on peut dire de ce premier texte qu'il met en jeu une intelligence extra-terrestre pas très bisounours, à savoir les Mi-Go, également connus comme fongoïdes de Yuggoth.
L'œuvre de Lovecraft n'a rien d'optimiste car elle présente notre humanité comme une intelligence absolument incapable de prendre toute la mesure de l'univers, encore moins des univers. Son isolement est radical, de même qu'est irrémédiable son incapacité à communiquer avec d'autres intelligences. Réfutation du postulat biblique selon lequel l'Homme est le centre de la Création, tout ce qu'a écrit cet auteur tient en une phrase scandaleuse : pour nous, les carottes sont cuites dès le départ.

Dans le texte de Kiernan, une partie de l'intrigue se situe également en 1927 mais aussi en 2015 et en 2043. Pour ce qui est de 2015, il s'agit plus précisément de la fin juin et du début juillet. Cette période correspond à l'approche de Pluton effectuée par New Horizons. On rappellera que cette sonde existe réellement et que le 4 juillet, date symbolique s'il en est, elle s'est mise automatiquement en mode « sauvegarde » suite à une surcharge de l'ordinateur dans son traitement de données.
Kiernan propose une explication différente de celle avancée par la NASA : la sonde décroche suite à sa traversée d'un nuage approximativement de la taille de la Méditerranée. Ce nuage, non naturel, est un dispositif de détection conçu par les fongoïdes de Yuggoth. Vous remarquerez que présenté ainsi, cela semble un peu bêta. Il faut pourtant entrer dans le texte et accepter de se laisser porter, d'autant plus que la chronologie spécifique de juin-juillet 2015 n'est pas non plus linéaire.

Les trois personnages dont les perspectives s'entremêlent sont donc Immacolata Sexton, le Signalman et une jeune fille, Chloe Stringfellow. Cette dernière est à la rue et dépendante à l'héroïne. Elle est récupérée par le gourou apocalyptique Drew Standish qui l'emmène rejoindre le reste de sa petite communauté, constituée d'autres épaves, près de la mer de Salton et de Bombay Beach, au sud de la Californie. Standish promet aux membres de son groupe la transcendance, rien de moins. Ils ne trouveront que la béance de l'Enfer mais Chloe est la plus réceptive, la plus douée pour la captation d'influences, de messages venus de Yuggoth et relayés, entre autres, par l'image et le bruit de fond d'un téléviseur qui ne fonctionne plus de la manière habituelle.
Le Signalman, lui, est un agent usé jusqu'à la corde car très conscient de la présence d'arrière-mondes ténébreux sous-tendant la marche de l'Histoire. La froide Immacolata Sexton ? On ne sait pas très bien. Il est possible que ce soit une immortelle ou un être ni vivant ni mort (undead). Toujours est-il que sa configuration mentale lui permet de se déplacer et d'agir à des époques différentes : 1927, 2015 et 2043. À cette dernière date, l'humanité, presque réduite à néant, est sous le joug des envahisseurs extra-terrestres qui sont le vrai visage de la fameuse "transcendance" promise par Standish. Sexton aide à se nourrir, autant qu'elle peut, une communauté de survivants en très mauvais état.

Les déplacements temporels de Sexton (qui sont plus des modifications de conscience que des voyages au sens technologique) accentuent le fatalisme qui imprègne tout le texte. D'un bout à l'autre de l'intrigue, une atmosphère de menace sourde, omniprésente et terminale plombe les paroles, les gestes, les décors, jusqu'à l'ignorance du commun, ignorance qui, ici, n'a rien d'une bénédiction. Hormis Lovecraft, Agents Of Dreamland fait également songer aux X-Files de Chris Carter et au B.P.R.D. de Mike "Hellboy"
Mignola. Sexton pourrait être aussi un ange (son patronyme se traduit en français par "sacristain", "bedeau" ; quant au prénom, tout commentaire est inutile) car son champ visuel et transhistorique semble causer en elle des actes de compassion très discrète mais tout à fait prégnante. Chloe Stringfellow, seule (et temporaire) survivante du groupe d'illuminés, est condamnée d'avance. Le Signalman et quelques médecins triés sur le volet ne peuvent que constater les ravages des champignons venus d'ailleurs (dans le lexique lovecraftien, Yuggoth désigne de fait Pluton). Kiernan, néanmoins, parvient à coucher de très belles lignes avec cette horreur corporelle (humaine mais aussi entomologique) que ne désavouerait pas David Cronenberg.

Le croisement des points de vue et des époques crée un effet stylistique faisant de ce livre une sorte de poème en prose, un voyage halluciné au sein d'une myriade de détails concrets, voire triviaux. Cela aussi marque la réussite de Kiernan : faire du Lovecraft sans pasticher les circonvolutions un peu hautaines de celui-ci. Le travail de reprise ne s'effectue pas tant au niveau du langage que dans l'adaptation au XXIe siècle et dont le résultat est un mélange de faits réels et d'interprétations laissant la porte ouverte à des rouages savamment camouflés, particulièrement dangereux. Ici, il faut tout de même souligner que Kiernan se réfère à des éléments qu'elle n'a pas inventés (cela n'enlève rien à la qualité de son travail mais on pourra lire aussi avec profit les essais de Peter Levenda, Gary Lachman, Mitch Horowitz...) : il faut à nouveau constater que la zone où se manifeste le paroxysme de l'horreur est la Californie, terre maudite, terre des morts (couchant), pointe extrême (et extrêmement délétère) de l'Occident, pays de failles d'où remonte ce qui voudrait passer pour des manifestations divines.
La mer de Salton, Bombay Beach, prises dans des concrétions boueuses et salines, des volcans d'asphalte, nées de crues catastrophiques du Colorado, à l'abandon, sont un lieu inférieur et parfaitement sinistre (Bombay Beach est situé sous le niveau de la mer, c'est même le lieu le plus bas des Etats-Unis). La mer intérieure de Salton, dont la salinité ne cesse d'augmenter, forme l'extrémité sud de la faille de San Andreas. Il est intéressant aussi d'étudier le discours complotiste du gourou Drew Standish : s'il manifeste (en vertu du principe d'inversion) une parodie de transcendance, que penser de ses propos sur le symbolisme de la pomme, qui va des Beatles (maison de production) jusqu'à Steve Jobs ?

L'Amérique fume et exhale des pseudopodes. Caitlin R. Kiernan ne fait peut-être ici que jouer avec notre goût du mystère mais c'est une voix indubitablement accomplie de la dark fiction.

Paul Sunderland

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