Relire Pierre Martel

Grosso modo anciennes Basses-Alpes, les bien nommées et renommées Alpes de lumière ont toujours été terre d’élection pour toute une population d’originaux.
Dans le canton de Banon qui en fait partie, il y a les fadas du temps qu’il va faire, les fondus du pendule, des abeilles, les rebouteux, etc : des curieux en tout genre, en tout sens, en quête quotidienne et détenteurs d’un certain savoir ancestral et/ou expérimental inscrit dans une vraie culture. En tout cas rien de rien de théorique ou d'universitaire !

Certains n’ont pas peur des contradictions qui, d'ailleurs, en font tout le charme. Le Mile Desprès, par exemple : communiste enragé, il sculpte au couteau, tout au long de l’année, d’adorables Sainte-Vierge et autant d’humbles Saint-Joseph en bois tendre qu'il distribue gratuitement à qui en veut à la ronde !
Enfant, mon plus beau cadeau de Noël reste une Crèche provençale complète qu’il me construit à partir de grosses boîtes d’allumettes et de mastic vitrier, me laissant la charge et le soin de la peupler à ma guise et de la colorier à mon goût.
Monsieur Régis, plus aristo, lui, car dans de l’olivier uniquement, ressuscite le mythe de Jonas et de la baleine, fignole des aigles tenant, tout en force, un serpent en leurs serres ; ailes grandes ouvertes, fin prêts pour aller un jour ou l’autre se poser en majesté au centre de gravité d'un buffet ou sur le rebord de manteau d’une cheminée, entre la boîte de plombs de chasse et la lampe à pétrole.

Son art s’étend à une multitude de sujets et d’objets, d’outils, d’ustensiles, jusqu’à de belles cuillères et fourchettes ouvragées dont on se sert uniquement le dimanche pour tourner la salade.
Il y a celui – je ne me souviens plus de son nom ou surnom : Le Poulinette ? Le Dandi ? Le Picoti ? – qui pousse de bonne heure la porte vitrée du bistrot de ma grand-mère encore en chemise de nuit dans sa souillarde, et lui lance, toujours sous le coup de l’émotion : Léonie, faï me lèu un buon cafè, lei masarot soun maï vengut !
Autrement dit : Léonie, fais-moi vite un bon café, les revenants sont de nouveau venus ! Tout en se mettant tout de go à se confier sur les péripéties de sa paranormale aventure avec ses familiers visiteurs de la nuit.

Un certain Fabre, pas celui dit Le Plaoutcho, un autre, signale un jour ressentir subtilement quelque chose sur l’emplacement du grand sanctuaire gallo-romain du Chastelard de Lardiers alors encore inconnu de tous, hormis d'un seul savant. Il découvre et visite en outre nombre d’avens, en remonte des choses tout à coup étranges au grand jour ; avant de bientôt déclarer à qui veut l'entendre, sentant venir l’heure et tout à fait sûr de lui, s’en faisant le serment : Moi, je ne dérangerai personne pour mon enterrement !
De fait, il disparaît bientôt pour de bon, s’étant probablement jeté dans l’un de ces trous jadis explorés, puis choisi pour tombeau.
Quant au carillonneur ou campanié de Castor – du nom de sa ferme et que portraitura Louis Pons –, le virus des cloches le prend très jeune et ne le quitte plus. Il en a rassemblé de toutes sortes, l’une d’entre elles ramenée du front, l’ayant trimballée comme il put tout au long de quatre années de guerre innommable jusqu’au retour au bercail.

                               La photo ci-dessus est de Georges Glasberg.

Bidons d’huile ou de pétrole, grelots, sonnailles, vieilles casseroles hors d’usage ou boîtes conserve, tout ce qui peut faire du bruit lui est bon pour faire jouer sa musique. Et si vous lui faites l’honneur d’une visite, au bout d’un moment c’est plus fort que lui, il ne tient plus, il faut qu’il s’assoit aux commandes d’une impressionnante installation en toile d’araignée faite de ficelles, de fils de fer et de ressorts reliés aux instruments grâce à laquelle il fête votre passage d’une Marseillaise bien à lui, de derrière les fagots !
Pitalugue Martinet, archéologue à temps perdu ne le perd pas pour autant. Il garde le troupeau et, l’hiver, quand il a fini d’apasturer, le voilà – Ça me change drôlement ! disait-il – qui se transforme en montreur de marionnettes dans les veillées d’une ferme à l’autre !

Tant et tant, qu’il aurait fallu filmer ou tout au moins enregistrer, tels les bergers venus se reposer ou tout simplement finir leurs jours à l’hospice même où Giono fait justement s'éteindre, quoique inventé, le plus célèbre et paisible d'entre eux : L’homme qui plantait des arbres, Elzéard Bouffier.

Ceux-là racontent volontiers les histoires les plus frappantes qu’ils ont vécues en leur vie peu commune ; notamment celles relatives à l’eau, ayant trait à la faune, éléments familiers ou coutumiers de leur univers, mais aussi celles en rapport avec la foudre dans lesquelles alors, plus particulièrement, s’entend un mélange détonant de crainte et de vénération païennes.
Untel, braconnier invétéré, raconte avoir réussi à se faire la belle de son camp de prisonniers en Allemagne grâce à la complicité…des oiseaux ! Oiseaux dont il connaissait bien les mœurs, donc les chants de pleine liberté comme, aussi bien, les moindres cris avertisseurs.

Ils savent comment avec un mauvais bout de laine noire écrue noué à l’oreille opposée, la brebis recouvre l’usage de son œil mort. Ils font surgir l’étonnement en certifiant qu’en crachant à plusieurs, ou seul plusieurs fois, dans une assiette de lait de chèvre battue ensuite comme pour l’omelette et placée le soir près de la source, on y trouve au matin plusieurs vipères raides mortes, empoisonnées. Ou encore comment, ayant ramassé une pierre-à-la-picote et la suspendant au cou de l’une des bêtes, tout le troupeau de brebis se trouve ainsi immunisé contre cette sale maladie de peau.

Un de Reillanne fait remarquer quantité d’empreintes de pas d’âne – en fait d'un ancêtre du cheval – sur une plage fossile. La rencontre sur le terrain entre découvreur et professeurs professionnels (voulant ni plus ni moins que s’accaparer l’invention, pardi !) ouvre un débat mémorable à l’issue duquel les grosses têtes se couvrent de ridicule, étant déjà couvertes de diplômes.

Je n’ai pas parlé de Pierre mais, à travers cette courte évocation de quelques-uns des personnages faisant partie des 27.000 informateurs qu’il avait à cœur l’habitude de mettre en avant, c’est pourtant bel et bien essentiellement de lui qu’il s’agit !
Car c’est au milieu de ces gens-là, de cette foule bigarrée aux connaissances le plus souvent héritées de plusieurs générations patientes, attentives, à la fois économes et inventives, sachant tirer des enseignements et les transmettre simplement pour faciliter la vie dans tous les sens du terme ou résoudre encore quelques tenaces mystères, que Pierre, proportionnellement, récolte et répertorie, en plus de ses découvertes personnelles, une foule, justement, de richesses matérielles et immatérielles qu'il s'attachera à défendre et à sauvegarder avec passion tout au long de sa vie.
Le tout venu parfois jusque de la nuit des temps pour éclairer le nôtre.

Il faudrait parler de chacun en particulier de ces 27.000 informateurs aujourd’hui orphelins, dont, selon les mots mêmes de Pierre, plusieurs colonies de fourmis et une marmotte d’Ubaye.

C’est sur cet humus sans cesse renouvelé, agrandi, que ce sont développées dès le départ, ont fleuries et très tôt fructifiées, la personnalité à facettes et l’âme unique de Pierre ; qu’il en reçut, de la part de toutes et tous, un flambeau aux pouvoirs désormais insoupçonnables depuis qu’il n’est plus des nôtres sans jamais, pourtant, nous avoir quittés.

André Lombard

Relire Pierre Martel, éditions Alpes de lumière, 256p .-, 2003

NB : Alpes de lumière a cédé son fonds éditorial à la maison d'éditions Equinoxe de St-Rémy-de-Provence. Pour toute commande : 04 90 90 21 10

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