Savytzkaya et les dévoreurs

Paru chez Bourgois en 1980, épuisé depuis longtemps et enfin republié, ce livre ouvre – à côté des premiers romans de l'auteur dont le superbe Un jeune homme trop gros – une veine plus personnelle qui va  devenir le courant majeur de l'entreprise de l'écrivain belge.
Apparaît  en particulier avec un des textes du livre (Boucherien fabrique) la construction d'un univers mental et physique où la langue se démonte et se reconstruit afin d'évoquer, au cœur de la sensation,  la pureté, la cruauté, la fulgurance de l’imaginaire enfantin. 
Sans souci du bon usage et de la bonne morale le corps comme le monde pue au cœur et montre ses entrailles. Le premier s'ouvre de ses trous et ses pores pour un jeu de massacre et au besoin des baisers de boue au lépreux de la langue.
La surprise est grande de découvrir si jeune un irrégulier de la langue. Dans la droite ligne de Rimbaud il  brave les interdis du sexe, des genres et de la langue. Le texte suinte de divers excrétions. La boucherie sert d'étal au mangeur décapité, comme  au saint garçon parmi les lions qui au besoin porte des robes à couleur de tombe. Elles se dérobent facilement pour que le corps se drape de pourpre ou d'humeurs gluante.
Savitzkaya nous jette déjà dans le volcan de la sensation qui se retrouve par exemple et entre autres dans À la cyprine (Éditions de Minuit). Mais à l'époque de la Boucherie tout est plus violent car animé de la force qui va de la jeunesse propre à tout risquer. 
Le souffle est là à portée de viande et de fleur là où le corps machine s'anime dans une dévoration qui porte les draps hors de sa  chambre dans un embrigadement général et quasi cosmique là  où le sentiment s'ignore au profit de la sensation de l'obscur garçon et de ses compagnons.
Dès ce moment où le vent  décoiffa le jeune oiseau, il est emporté dans ses errements nécessaires et salutaires. Tout se débride des sinus au cœur entre douceur et amertume. La vie paraît donc périlleuse sauf bien sûr a qui ose la recherche d'un bonheur libre ou ce qui en tient pour qui ignore le peur et possède l'appétit  de dévorer la chair vivante.

Jean-Paul Gavard-Perret

Eugène Savitzkaya, Les Couleurs de boucherie, Flammarion, 2019, 224 p.-, 18€

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