Philippe Vilain. Extrait de : La Femme infidèle


EXTRAIT >

 

On me trouvera naïf si je confesse que l’infidélité de ma femme m’avait toujours paru inconcevable, tant j’avais confiance en elle, tant j’avais la certitude de former avec elle un couple solidaire et complice. Ainsi n’avions-nous jamais cessé de nous entendre, de nous soutenir dans les moments difficiles, comme durant notre première année de vie commune, par exemple, lorsque, simple comptable aux Assurances Generali, consacrant mes salaires à rembourser un crédit immobilier, vivant dans une économie qui me faisait dépendre d’elle et m’interdisait de nous offrir les divertissements, les voyages auxquels notre jeune couple aspirait, ma femme m’assura un soutien matériel inestimable. Ce soutien, qui me pesait, lui semblait naturel : « Allons, disait-elle, je ne vois vraiment pas où est le problème, ça ne me prive de rien, tu sais, et je suis certaine que tu ferais la même chose pour moi ! » Ma femme ne croyait pas si bien dire : quand plus tard, elle perdit son emploi de consultante et que, devenu moi-même directeur du service comptable, je me mis à bien gagner ma vie, elle put compter sur mon aide – ce qui, à mes yeux, n’était même pas de la reconnaissance, juste que je ne nous dissociais plus, et que, comment dire, oui, ma femme était devenue moi. Notre complicité me paraissait sans faille. Tout partager avec elle me procurait un plaisir d’un ordre sensuel. Nous étions inséparables. De mon côté, je m’arrangeais pour lui consacrer la plupart de mon temps, éprouvant un manque dès qu’un déplacement professionnel m’obligeait à me séparer d’elle ; alors je lui téléphonais plusieurs fois par jour ou lui envoyais des textos ; je ne ressentais pas la lassitude, le besoin d’indépendance qu’il est sans doute naturel de ressentir après des années de vie commune : loin de ma femme, moi, je m’ennuyais.

 

Lorsque je songe à ce qui m’attirait le plus chez ma femme, je remarque, ironiquement j’allais dire, que l’aspect de sa personnalité que j’ai toujours le plus apprécié, la qualité qui me faisait l’estimer, étaient justement sa loyauté, sa droiture, la forme d’honnêteté qu’elle témoignait envers chacun mais aussi envers elle-même, et qui l’avait, par exemple, conduite, dans sa profession de consultante, à refuser une offre importante dont sa famille, influente dans ce domaine, souhaitait la faire bénéficier, mais pour laquelle elle disait manquer de compétences, ou, dans le domaine sentimental, pour donner un autre exemple, à fuir les relations intéressées, éconduire des prétendants de son milieu, plus haut placés et plus fortunés que moi. Bien qu’appartenant à une famille de notaires, ma femme n’avait ni la suffisance ni la mauvaise foi des héritiers, qui, pour ne pas amoindrir leur réussite, nient, contre l’évidence, les avantages qui l’ont favorisée ; elle, qui s’était détachée tôt de sa famille, s’enorgueillissait même de ne plus rien lui devoir, consciente que son éducation, sa position sociale, la sécurité matérielle dont elle avait profité durant sa jeunesse lui avaient sinon assuré un avenir, à tout le moins déjà permis de l’appréhender avec confiance – ce qui lui paraissait être « un luxe » ; mais ce désir de « réussir seule » ne s’accompagnait chez elle d’aucun individualisme, au contraire, je dirais, au travail comme en famille, ma femme n’aimait rien plus que partager, s’associer, participer à une aventure collective. C’est la raison pour laquelle elle avait préféré intégrer un cabinet de conseil plutôt que de s’installer à son compte, comme sa famille l’y avait pourtant incitée.

 

Son honnêteté, j’y reviens, me paraissait puiser dans une sensibilité à fleur de peau, une certaine conscience de l’injustice, une fragilité que je devinais à sa façon d’éviter certaines questions sur son passé sentimental, une générosité aussi qui lui donnait un souci continuel des autres et la faisait pâtir de leurs peines comme se réjouir de leurs joies. Ma femme avait cette rare capacité à s’enthousiasmer pour le bonheur des autres. Elle ne parlait pas beaucoup d’elle-même, par pudeur, par discrétion, parce qu’elle ne jugeait pas sa vie très intéressante. Pour ainsi dire, ma femme ne savait bien vivre que pour les siens, sa famille, ses amis, moi, son mari. Il y avait en elle, je veux dire, en sa manière de se sentir femme, un peu de l’infirmière qui a besoin de se rendre utile, une générosité égoïste qui refusait tout retour, un altruisme qui la détournait d’autres ambitions et lui enlevait assez d’énergie pour s’occuper d’elle-même, s’investir dans des projets qui eussent réclamé un engagement total, réaliser des passions auxquelles elle avait renoncé : ma femme, qui se sentait une âme d’artiste, voulait prendre des cours aux Beaux-Arts, elle voulait reprendre la danse et le piano, elle voulait apprendre l’italien – passions que, pour ma part, je n’avais jamais prises très au sérieux, y voyant alors son esprit de fantaisie plutôt que son insatisfaction. Il m’amuse aujourd’hui de m’être à ce point trompé sur ma femme et de penser que la seule personne à laquelle j’ai accordé ma confiance est précisément la femme qui m’a trompé.

 

 

Si j’avais la certitude de former un couple solide avec ma femme, j’avais toujours été surpris de former ce couple. J’avais rencontré ma femme dans des circonstances assez invraisemblables et notre couple se forma, pour ainsi dire, sur une méprise. Peu après ma prise de fonction à la Generali, mon collègue Paul Castel, revenant d’un séminaire où je n’avais pu me rendre, me parla d’une consultante qu’il avait rencontrée là-bas, « jolie brune aux yeux verts », dont il ne se rappelait plus le nom. Pendant quelques jours l’histoire en resta là, mais, un midi, Paul Castel surgit dans mon bureau en brandissant le nom de la fameuse consultante, une certaine « Morgan Lorenz » dont il avait retrouvé la trace en faisant une recherche sur Internet, sans néanmoins réussir à la voir en photo. Elle travaillait pour l’une de nos filiales. Il s’apprêtait à la contacter. Trois mois passèrent sans que je n’entende plus parler de la fameuse Morgan Lorenz, et que je ne juge nécessaire de relancer Castel dont l’éloquent silence m’indiquait que les retrouvailles ne s’étaient pas passées comme il les avait prévues. Plus tard, lors d’un déjeuner d’affaires où je me rendis sans Castel, le hasard me plaça à la table d’une certaine Morgan Lorenz à laquelle je fis répéter le nom pour m’assurer que je ne me trompais pas. Cette jeune femme assez grande, fine, aux cheveux longs, remontés en chignon, habillée avec une simplicité – un chemisier de mousseline beige, cintré, un jean retombant sur des escarpins noirs à talons et semelles rouges – qui me plut, devait avoir trente ans, elle s’exprimait avec réserve et un air mélancolique qui laissait penser qu’elle avait surmonté des solitudes. Je trouvais admirable son naturel pour séduire, jouer sans jouer, d’imposer sa présence avec légèreté, car je ne pensais pas que ce naturel procédait d’une grande expérience des hommes. Avant elle, j’avais connu des allumeuses qui ne se donnaient pas et des prudes qui s’offraient trop vite, des nymphomanes et des coquettes qui avaient toujours un temps d’avance ou de retard sur le désir. Morgan Lorenz, elle, arrivait au juste moment. Elle savait s’y prendre pour attirer et s’éloigner, décevoir et donner de l’espoir, concéder du terrain et le reprendre quand il le fallait, éprouvant sans doute ses propres sentiments dans ce jeu de séduction.

 

Nous ne nous quittâmes plus et, deux semaines plus tard, nous partîmes à Capri, à la Villa Brunella, comme dans un rêve, j’allais dire, quand bien même je déteste les expressions toutes faites, mais le fait est qu’aucune expression ne définirait mieux le sentiment d’irréalité, l’émerveillement, que j’éprouvais de me retrouver à Capri avec cette quasi-inconnue : oui, c’était comme dans un rêve, un rêve dont je me souviens à peine, au reste. Ma mémoire est ainsi faite qu’elle retient surtout les mauvais moments et jette sur les bons un voile, qui m’interdit d’en conserver la nostalgie. Ainsi ce dont je me souviens le plus clairement est de la nuit où j’évoquai l’étrangeté de notre rencontre à Morgan Lorenz et lui parlai de Paul Castel, mon collègue, qu’elle était censée avoir croisé lors du précédent séminaire, et de ce qu’elle m’avait répondu, comme si je l’avais vexée : non seulement elle ne connaissait pas mon collègue, mais ne l’avait soi-disant jamais rencontré et, pour cause, débutante dans le métier, elle n’avait encore participé à aucun séminaire avant celui où nous nous rencontrâmes : « Cette femme n’est pas moi, si tu veux savoir ! » Je n’insistai pas et je ne lui reparlai plus de cela, ni d’ailleurs je n’en fis part à Castel. Il ne m’importait plus de savoir si, pendant tout ce temps, mon collègue m’avait menti, s’il s’était trompé de nom en recherchant sur Internet, ou si Morgan Lorenz mentait, pressentant que, peut-être, je ne connaîtrais jamais la vérité de cette histoire et que cette vérité, si je l’obtenais un jour, me décevrait, serait finalement moins romanesque que cette méprise ; sachant aussi que cette méprise, qui mit Morgan Lorenz sur mon chemin, qui me fit connaître son nom et lui inventer un visage avant même de la rencontrer, me fit croire qu’elle et moi étions destinés à nous rencontrer ; me disant enfin que cette méprise donnait du sens à notre rencontre et que si je n’avais jamais entendu parler de Morgan Lorenz avant ce séminaire, je ne l’aurais peut-être pas remarquée, à tout le moins, je n’aurais peut-être pas fait l’effort de lui parler. Je ne dis pas que Morgan Lorenz ne m’aurait pas intéressé sans cette méprise, mais que cette méprise contribua à nourrir cet intérêt ; je ne dis pas non plus que je ne l’aurais pas aimée sans cela, mais que cela influença sans doute ma façon de l’aimer, puisque, en effet, je me mis à aimer Morgan Lorenz à la façon d’une héroïne de roman, à cause d’un nom, d’un mystère qui, aujourd’hui encore, me demeure entier, et d’une méprise qui combla mon goût pour le romanesque et la poésie des choses.

 

Si je n’arrivais pas à croire ma femme infidèle, c’est que je ne cessai de voir ma femme comme je vis Morgan Lorenz le jour où je la rencontrai, avec un étonnement qui me la rendait admirable.

 

© Grasset 2013

© Photo : Roberto Frankenberg

 

 

Quatrième de couverture >

 

« Je n'oublierai jamais le jour où j'ai appris que ma femme me trompait. »

Un SMS lu par hasard. Le héros découvre que sa femme a un amant. Et que se passe-t-il ? Rien. Il ne fait aucune observation, ne modifie pas son comportement. Il observe sa femme, sa femme infidèle. L'a-t-elle toujours été ? Est-elle bien celle qu'il croyait connaître ? Le choix du silence sauvera-t-il leur couple ? Qu'en est-il de la mystérieuse Morgan Lorenz ?

Le portrait d'un homme trompé, le portrait d'une femme dissimulatrice, le portrait d'un couple éternel.

 

Philippe Vilain est l'auteur, chez Grasset, notamment, de Faux-père (2008), Confession d'un timide (2010) et Pas son genre (2011).

 

Sélection d’Annick Geille

 

Philippe Vilain, La Femme infidèle, Grasset, janvier 2013, 154 pages, 14,95 €

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