Philippe Sollers. Extrait de : Portraits de femmes

EXTRAIT >

 

Ma mère est la plus jeune de trois sœurs. Je lui dois beaucoup, en positif comme en négatif. Positif : beauté, désinvolture, rires fréquents, autonomie, et, surtout, deux yeux de différentes couleurs, le droit très brun, l’autre plus clair, doré, insondable. J’ai passé beaucoup de temps à fixer ses yeux, et à me demander si elle avait conscience d’être deux en une. Personne ne semblait remarquer que cette chouette pouvait être simultanément un bon ou un mauvais œil. Ajoutez à cela une peau de soie, très mangeable, et vous avez le côté ensoleillé du tableau.

 

Négatif : autoritarisme, espionnage en douce, crises de colère fréquentes. Par chance, elle aime le confort, donc la tranquillité, donc son canapé avec sa belle lampe jaune, dans lequel (non, ce n’est pas possible !) elle lit. Elle ne fait pas semblant, elle lit vraiment. Se rappelle-t-elle ce qu’elle lit ? C’est moins sûr, elle n’est pas programmée pour ça, mais pour s’entourer d’elle-même à travers les mots. Enfant, je n’ai aucune idée de ce « Proust » dont elle fait grand cas. Est-ce un modèle d’homme ? Peu probable.

 

Cela dit, maman est souvent malade, et moi aussi. Vous comprenez pourquoi, c’est un dialogue. Heureusement, je suis son dernier enfant, un garçon après deux filles, enfin. Elle a 30 ans quand je nais, c’est une bourgeoise décalée, éclairée, aimant peu Bordeaux malgré l’art d’y vivre, elle est née à Paris (tiens, la voilà petite fille, très chic, debout sur une table, dans le parc de Vincennes). Avec elle, au moins, c’est clair : les « hommes » n’ont aucune importance, ils sont nécessaires, utiles, ennuyeux, payeurs, lourds. Pas de dépression, pourtant, aucune mélancolie affichée, une imagination fantasque, la vengeance par le rire. Une femme de beaucoup d’esprit, donc, « à la française », dons d’imitation décapants, causticité, cruauté. Maman, tu m’ennuies souvent, mais je t’adore. J’aime ton cou, ta gorge, ton nez, tes oreilles, tes yeux de fée ou de sorcière. Tu sens bon.

 

On s’aime, on se méfie l’un de l’autre, mais, sans toi, je ne serais pas sorti de mes maladies, j’aurais végété dans des hôpitaux militaires dont tu m’as tiré, par ton obstination, lors de la guerre d’Algérie, et la maison de l’île de Ré, rasée par les Allemands pendant la guerre, n’aurait probablement pas été reconstruite (elle gênait leurs batteries côtières). Je te revois là, vivante et jeune, pas du tout fantôme, assise près de l’eau sur le banc de bois blanc, sous le pin parasol. J’entends ta voix, disant plus tard à ma femme « Ma petite Julia ! » ou à mon fils, descendant du train à La Rochelle : « Mon trésor ! »

 

J’ai dû prendre, à la fin, la décision d’interrompre ta vie. Je te téléphonais deux fois par jour, j’ai tenu ta main, en plein été, à Bordeaux, et j’ai senti ton cœur passer dans le mien. Dans une de nos dernières conversations, je n’ai rien trouvé de mieux à te dire que « Je te prends avec moi avec la pensée. » Tu m’as répondu : « C’est énorme. » Et puis, un matin, le téléphone a sonné dans le vide. J’ai demandé au médecin si tu étais partie sans souffrance. J’entends sa réponse, claire et terrible : « Sans souffrance apparente. » Un peu plus tôt, il m’avait dit : « Ne répondez jamais aux questions qu’on ne vous pose pas. » À l’une de mes sœurs (pas à moi), tu as murmuré : « C’est dur de mourir. » Depuis quelque temps tu répétais souvent : « Rien ne m’est plus, plus rien ne m’est. » Je protestais. Et toi : « Ce qui m’embête, c’est la peine que tu vas avoir. » Je l’ai eue. Je l’ai toujours.

 

J’ai remarqué, au cimetière, que, chez nous, on mourait au mois d’août. Quand tu as disparu, il y a longtemps qu’on était ruinés, maisons et jardins effacés, meubles sauvés de justesse. Tu ne regrettais rien, tu plaisantais. Après tout, tu avais fait de l’escrime très jeune, à cause de ton père, et tu avais conduit ta voiture très tôt et jusque très tard.

 

J’ai vécu ce charme discret de la bourgeoisie, qui a été emporté par le raz-de-marée du temps. Matins des femmes qui, une fois l’homme parti à son bureau, paressent pendant des heures, écoutent la radio, traînent en chemise de nuit ou en peignoir. Ces filles (mes sœurs) sont élevées pour ne jamais travailler, et ne travailleront jamais, sauf dans le mariage à enfants. C’est très condamnable, mais ça m’arrange, le désordre me plaît. On fait à peine attention à moi, preuve, à mes yeux, que je suis d’une espèce différente. Dans les jeux, je compte pour du beurre, et voilà.

 

Ce genre de paradis, pas du tout artificiel, a un prix mortel : le cancer. Premier cancer du sein pour ma mère (on l’opère), elle s’en tire, elle sera rejointe, beaucoup plus tard, par son explosion soudaine. Deuxième cancer, radical celui-là, pour sa sœur aînée, Laure. Quel personnage, celle-là.

 

Elle habite la maison symétrique d’à côté, deux frères ayant épousé deux sœurs (j’ai donc tout de suite, deux pères et deux mères), tout cela rassemblé dans un grand jardin. Laure est, sans conteste, l’autorité du clan, détestée par la sœur des frères, restée célibataire, qui vit dans un autre coin du jardin, dans une « chartreuse » avec pigeonnier, le grand style, quoi. Elle s’appelle Maxie, c’est la plus mystérieuse.

 

Laure, c’est la beauté stricte, l’élégance et l’intelligence, la tragédie aussi, c’était fatal. Elle domine ma mère, c’est ma deuxième mère, angélique et sévère. Elles ont fait installer un téléphone d’une maison à l’autre, ce qui leur permet de s’appeler vingt fois par jour, pour un oui ou un non. Laure a un mari opaque et silencieux, alors que le mari de Marcelle (mon père) est timide et plutôt musical. Mais enfin, c’est entendu : Laure règne, et, bien qu’elle ait un fils plus âgé que moi (mon « parrain »), elle m’a repéré, elle sait que je ne marche pas droit, que je devine des choses, que je passe trop de temps dans les buissons et les arbres, bref que je prépare une évasion. Ça l’intéresse, elle me surveille l’air de rien, mais regard perçant.

 

J’ai compris qu’elle est malheureuse, Laure, qu’elle étouffe, s’ennuie, se transforme en forteresse imprenable. Elle a, dans sa chambre, un crucifix en ivoire, réputé, je ne sais pourquoi, « janséniste ». C’est bien la seule qui semble croire à sa religion. Oui, c’est ça, elle est de Port-Royal, elle méprise ces bourgeois matérialistes très peu catholiques, et ce clergé si indulgent et si compromis. Son écrivain n’est pas Proust (comme pour ma frivole de mère, qui lit aussi Colette), mais Dostoïevski. Elle m’embête avec ses silences de glace, mais, au fond, elle m’encourage. Pas de crucifix chez Marcelle (qui n’aime pas les curés), pas de Dieu chez Laure, qui s’en tient à la représentation de son propre martyre par l’exhibition de celui du pauvre Jésus-Christ.

 

Elle aime son petit Blaise Pascal (c’est moi) qui ne semble pas vouloir rentrer dans les ordres (pas mal) ni faire des affaires (très bien). Je suis peut-être révolté et impur, mais pur. Ce monde est poussière, mensonge, illusion, ordure, son mari, comme la plupart des maris, est un porc. Elle appelle la mort de toutes ses forces, elle est ravissante, la mort vient.

 

On est en août, le jardin éclate de fleurs. Elle rentre d’une séance de photos chez un professionnel de Bordeaux, on fait des photos avant qu’elle meure. Elle est très lasse, elle ne se plaint pas, elle a tout compris de leurs intentions. Elle se couche, elle ne se relèvera pas, je l’entends vaguement mourir depuis les escaliers, c’est la désolation de la désolation pour sa sœur plus jeune. Voilà une martyre qui donne raison au mot terrible de Picasso, « les femmes sont des machines à souffrir ». Ce Picasso est un criminel conscient, il a le droit de dire des choses de ce genre. Mais Laure accuse, elle ne se plaint pas. Elle les gifle de néant, je l’admire. En même temps, soyons francs : je suis débarrassé d’un témoin gênant. Je rêve quelquefois d’elle. Elle apparaît toujours dans un halo bleu sombre, distante mais consolatrice. J’ai quand même réussi à la séduire du temps de mes maladies infantiles (asthme, otites à répétition). J’ai de la fièvre, et je prétends qu’une seule personne peut me soulager, elle. Je la demande, je la redemande, ma mère est jalouse (c’est aussi le but recherché). Laure vient, elle s’assoit au bord de mon lit, je lui tends mon bras droit comme pour une prise de sang, elle me caresse doucement la saignée du bras jusqu’au pouls. Elle prend ma fièvre sur elle, mon cœur de vampire bat pour elle. C’est délicieux, et ça me fait un bien fou. On se tait dans la pénombre, on ne se regarde pas, vous avez compris. Au bout de cinq ou six fois, elle ne vient plus, c’est trop clair. Voilà de l’érotisme torride, ou je ne connais pas la musique.

 

© Flammarion 2013

© Photo : Sophie Zhang

 

Quatrième de couverture >

« Vous êtes le peintre et le musicien de ces femmes, elles deviennent des personnages centraux de vos romans, elles peuvent prendre d'autres formes, d'autres figures, elles sont parfois rejointes par celles dont on ne peut pas dire le nom. Ce moment où l'une ou l'autre sort des vagues est unique, ce foulard est unique, ce fou rire aussi. La poudre du temps leur appartient. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Sollers, Portraits de femmes, Flammarion, janvier 2013, 155 pages, 15 €

Aucun commentaire pour ce contenu.