Philippe Forest. Extrait de : Le chat de Schrôdinger


EXTRAIT >

 

Le chat de Schrödinger est un peu à la mécanique quantique et à ses lois ce que la pomme de Newton est à la physique classique et à celles de la gravitation : une petite fable destinée aux profanes afin de les éclairer un peu sur ce que, de toute façon, ils ne comprendront pas. Disons : un roman, un poème.

 

Il s’agit d’une expérience de pensée dont personne, et certainement pas l’homme qui l’a conçue, n’a jamais sérieusement songé que, sous cette forme en tout cas, elle puisse être réalisée. Dans une boîte, on enferme un chat avec à ses côtés un mécanisme plutôt cruel. Celui-ci est constitué d’un dispositif conçu de sorte que l’émission d’une particule consécutive à la désintégration d’un atome, telle que peut l’enregistrer un compteur Geiger repérant la présence d’une source radioactive, entraîne la chute d’un marteau sur une fiole de verre contenant un poison foudroyant dont l’évaporation dans l’espace où il a été confiné fait instantanément passer l’animal de vie à trépas. Je ne dis rien du caractère baroque d’un tel bricolage qui explique pour beaucoup la fascination qu’il a exercée sur les esprits. L’essentiel est ailleurs. Le principe de l’opération se laisse exposer assez simplement : si au cours du temps imparti à l’expérience l’atome se désintègre, le chat meurt ; et, inversement, si l’atome ne se désintègre pas, le chat reste en vie. Sauf que, précisément, le propre du phénomène ainsi étudié conduit à compliquer assez sérieusement la donne de départ : au lieu de s’exclure l’une l’autre, les deux hypothèses envisagées doivent être en effet considérées comme s’appliquant conjointement à la situation concernée. Tant que dure l’opération et que l’observation ne la fait pas s’interrompre, il faut supposer en même temps que l’atome est et n’est pas désintégré, que le chat est mort et qu’il est vivant.

 

Dans l’idée de Schrödinger, le scientifique célèbre à qui l’on en doit l’invention, l’expérience visait vraisemblablement à faire apparaître à quels paradoxes intenables mène, si l’on en donne une interprétation trop littérale, la physique quantique avec son « principe de superposition ». Celui-ci affirme en effet que, tant qu’on n’a pas effectué sur elle une mesure qui la détermine et qui arrête ainsi sa position, sa vitesse ou n’importe laquelle de ses autres caractéristiques, une particule peut se trouver simultanément dans plusieurs états différents et qu’on dit : « superposés ». Et qu’ainsi, par exemple, jusqu’à ce que l’observation de celui-ci intervienne, un atome doit être considéré à la fois comme si sa désintégration avait eu et n’avait pas eu lieu.

 

Qu’une chose puisse à la fois être et ne pas être, exister simultanément sous différentes formes pourtant incompatibles les unes avec les autres, qu’ainsi être ou ne pas être cesse soudainement d’être la question, passera à juste titre pour une conception plutôt délirante tant elle va à l’encontre de toute logique, enfreignant les principes de base, ordinairement considérés comme assez intangibles, sur lesquels repose raisonnablement la pensée et qui veulent qu’une chose soit ce qu’elle est (principe d’identité), qu’elle ne soit pas le contraire de ce qu’elle est (principe de non-contradiction), et affirment que si une proposition est vraie il faut que la proposition inverse soit fausse (principe du tiers exclu).

 

Pourtant, c’est bien à de semblables certitudes que conduit à renoncer l’observation du monde subatomique auquel se consacre la physique quantique, celui où évoluent les particules élémentaires. Pour approcher un tel domaine, il convient d’accepter l’idée qu’il n’en est aucune traduction verbale ou visuelle qui tienne, aucune image qu’on puisse s’en faire et qui permettrait d’en exprimer la réalité sous une forme compatible avec l’expérience que nous nous faisons couramment du monde. Toute représentation est une approximation qui ne vaut guère que par sa valeur pédagogique. Ainsi lorsque, au collège, on figure les atomes à la manière de microscopiques systèmes solaires, avec les électrons gravitant sagement autour du noyau et semblables à des satellites sur leur orbite, comme si de l’infiniment petit à l’infiniment grand le même modèle commandait à l’univers. Personne bien entendu n’a jamais rien vu de tel avec ses yeux. Au mieux, il faudrait plutôt concevoir l’atome comme entouré par une sorte de nuage dont nul ne peut dire vraiment de quoi il se trouve fait : une sorte de minuscule poche de brouillard opaque qui se dérobe à l’intelligence et se défend contre toute velléité d’en construire aucune représentation mentale. Mais il s’agit là encore d’une image malgré tout : une image pour exprimer l’impossibilité de toute image.

 

Le plus grand des mystères se tient dans le plus petit des replis du réel. Là règnent d’autres lois que celles que nous connaissons. Là s’étend un domaine de poussières où il n’est plus inconcevable qu’une chose soit et son contraire.

 

 

Des théories qui conduisent à de telles conclusions, on apprend, il me semble bien, les rudiments au lycée. Ainsi à propos de la lumière dont on enseigne dès les classes terminales qu’elle est constituée à la fois de corpuscules et d’ondes. Ou plutôt qu’elle n’est ni corpusculaire ni ondulatoire mais qu’elle apparaît tantôt sous une forme et tantôt sous l’autre selon le type d’expérience auquel on la soumet.

 

Pour ce qu’en comprend quelqu’un comme moi d’assez peu versé dans ces disciplines, la physique quantique applique à la matière ce qui vaut pour la lumière et étend cette même manière de concevoir la réalité à toutes les particules. Selon le principe de superposition, celles-ci sont susceptibles d’être dotées de propriétés antagoniques entre lesquelles c’est le protocole expérimental par lequel elles se manifestent qui les force à choisir, leur conférant leur caractère effectif. L’observation seule — dite parfois, ne me demandez pas pourquoi, « réduction du paquet d’ondes » — fait cesser la superposition quantique et permet à la particule d’acquérir tel ou tel des états qui, auparavant, la caractérisaient en même temps.

 

Quelle que soit la portée qu’on lui donne, une pareille idée heurte bien sûr le sens commun, pour lequel il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée et qui considère qu’il importe peu pour qu’il en aille ainsi que quelqu’un soit dans la pièce ou pas pour constater la chose. Mais c’est précisément cette logique ordinaire qui cesse de prévaloir dans l’univers quantique de l’infiniment petit dont nous ne pouvons proposer aucune représentation qui soit adéquate mais dont les équations des physiciens réussissent assez bien à rendre compte puisqu’elles parviennent à prédire le comportement des entités qui le constituent.

 

 

Pour en revenir à la proposition de Schrödinger, il faut donc supposer que, tant que son état n’a pas été évalué et que la « réduction du paquet d’ondes » n’a pas opéré, l’atome dans sa boîte est et n’est pas désintégré. Ce qui signifie que, jusqu’à ce que quelqu’un ouvre le couvercle de ladite boîte et en examine le contenu, le chat qui se trouve à l’intérieur est

en même temps mort et vivant.

 

Le bon sens s’insurge. Mais, en matière de sciences, on a fini par admettre qu’il n’était pas toujours de très bon conseil. Car c’est lui aussi qui nous dit, par exemple, que la terre est plate. Et pourtant qu’un chat puisse être à la fois doté et privé de vie apparaît bien difficile à avaler. Il y a une contradiction évidente entre ce qu’établit indubitablement la mécanique quantique — pour laquelle un atome peut être à la fois désintégré et ne pas l’être — et les lois non moins incontestables qui régissent l’univers dans lequel nous vivons — où il faut qu’un chat soit mort ou vivant —, lois que la physique classique nous permet de penser plus ou moins en accord avec les données immédiates de l’expérience courante.

 

Pour tenter de réduire ou de résoudre cette contradiction, l’ingéniosité des savants a cherché toutes sortes d’issues. Je les évoque telles que je les ai comprises. Certains, on peut les considérer comme des « réalistes »—et Schrödinger, comme Einstein, comptait parmi eux —, estiment que, bien que juste puisque la preuve en a été expérimentalement apportée, la mécanique quantique doit être considérée comme une théorie incomplète à laquelle manquent précisément les éléments qui lui permettraient de dépasser et de dissiper les paradoxes extravagants auxquels elle aboutit autrement. Mais d’autres — et c’est notamment le cas de Niels Bohr et de ses collègues de l’école dite de Copenhague — congédient tout simplement la question en arguant du fait que c’est la notion même de réalité qui, en sciences, est privée de toute pertinence. La physique, rappellent-ils, n’a pas pour vocation de produire de ce qui est une représentation conforme à nos critères spontanés du possible et du vraisemblable. Elle vise plutôt à trouver des procédures efficaces pour calculer — fût-ce sur une base apparemment absurde — les phénomènes, afin de les prévoir et d’agir sur eux : peu importe donc que le « principe de superposition » bafoue si ouvertement toute conception recevable de la réalité puisque s’y conformer n’a jamais été son ambition ; tout ce qui compte, c’est qu’il soit opératoire, il suffit qu’il marche pour ce à quoi on lui demande de servir.

 

Et c’est le cas.

 

Semble-t-il.

 

Tout le problème, on l’a vu, vient de la contradiction qui existe entre les règles qui régissent l’univers quantique et les principes qui valent dans l’univers classique. Sous le nom de « théorie de la décohérence », une solution très élégante par sa simplicité a été apportée à ce problème : elle consiste à expliquer que les objets quantiques perdent leurs propriétés —ou plutôt : acquièrent les propriétés qui leur manquent— en raison des interactions qui s’exercent spontanément avec leur environnement et les forcent à spécifier leur état, ces objets se dépouillant alors de leur caractère d’indétermination, de telle sorte que, lorsque l’on s’éloigne de l’échelle microscopique où il règne pour gagner le niveau macroscopique où s’applique la physique classique, le « principe de superposition » perd progressivement toute sa valeur. Et c’est pourquoi ce qui gouverne le comportement des photons, des électrons, des protons devient assez indifférent lorsqu’il s’agit de considérer la conduite des balles de ping-pong, des boules de pétanque ou des ballons de football. Ainsi cohabiteraient deux mondes avec pour chacun la théorie qui lui convient. Dans le cas du chat de Schrödinger, tout le paradoxe viendrait alors de l’hérésie par laquelle on fait tenir dans la même boîte les deux univers — micro- et macroscopique — en laissant entendre que les mêmes principes s’appliquent à eux alors qu’en fait, par le phénomène de la « décohérence », ils se trouvent totalement indifférents l’un à l’autre : et, dans de semblables conditions, ce qui vaut pour un atome ne saurait valoir pour un chat.

 

 

Mais si l’on s’en tient plus littéralement à ce que disent les équations et que l’on prend au sérieux le « principe de superposition », considérant qu’il gouverne tous les phénomènes quelle que soit leur échelle, l’on doit supposer au contraire que toute chose existe simultanément sous des formes opposées au sein de la réalité. On conçoit alors quel étrange sort est celui du chat de Schrödinger : suspendu entre la vie et la mort, ne tenant l’une ou l’autre que du regard qui se pose sur lui, susceptible d’exister ainsi sous deux formes opposées et d’engendrer deux figures de lui-même, comme l’est toute chose dans un univers qui doit nous apparaître alors comme le lieu où toute réalité se dédouble jusqu’à ce que prolifèrent des avatars à l’infini — en l’occurrence, donc, des chats démultipliés comme le serait leur image sous l’effet d’un jeu de miroirs et s’aventurant chacun sur l’un des sentiers divergents d’un temps qui se ramifie sans cesse et recèle alors la somme impensable de tous les possibles.

 

 

C’est du moins ce que j’ai compris.

 

Ou : cru comprendre.

 

Mais je ne garantis rien quant à l’exactitude de tout ce qui précède. Du reste, on connaît le mot par lequel, au terme d’un exposé portant sur les principes de la physique moderne, l’orateur s’adresse aux auditeurs en leur disant : « Si j’ai été clair, c’est que je me suis mal expliqué. »

 

La mécanique quantique se développe sur la base d’expériences et d’équations dont seules les prémices sont vaguement intelligibles pour qui n’a pas poussé trop loin l’étude des sciences, elle mobilise des technologies d’une grande sophistication dont rares sont ceux qui possèdent les rudiments, surtout elle repose sur le recours à un langage mathématique qui appréhende les données physiques à partir de pures créations très abstraites qui sont comme des objets mentaux, cohérents les uns par rapport aux autres, totalement justifiés au sein de l’espace formel où ils cohabitent mais dont, jusqu’au moment d’une hypothétique vérification, rien ne garantit a priori qu’ils entretiennent, en dehors de celui-ci, une quelconque relation avec la réalité. La seule chose qui ne soit pas explicable dans le monde, selon le mot profond d’Einstein, étant bien que le monde soit explicable et que les choses qui le composent se laissent apparemment convertir selon les termes souverainement arbitraires d’une mathématique pourtant dégagée de toute connivence avec la matière.

 

Une vraie révolution de pensée a lieu depuis presque un siècle, dont, en vérité, sinon par les effets qu’elle produit, personne n’a proprement conscience. Un peu partout de par le monde, dans les revues, les colloques, les laboratoires, tout un peuple de chercheurs s’affronte en des querelles qui, de loin, paraissent aussi byzantines que celles de la vieille théologie médiévale. Et le sort du chat de Schrödinger n’est pas un rébus moins redoutable pour la réflexion que le problème de l’existence de Dieu au temps où, dans les anciennes facultés, on débattait de celui-ci, cherchant la pierre philosophale d’une improbable preuve ontologique.

 

© Gallimard 2013

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture >

« Attraper un chat noir dans l’obscurité de la nuit est, dit-on, la chose la plus difficile qui soit. Surtout s’il n’y en a pas.

Je veux dire : surtout s’il n’y a pas de chat dans la nuit où l’on cherche.

Ainsi parle un vieux proverbe chinois à la paternité incertaine. Du Confucius. Paraît-il. J’aurais plutôt pensé à un moine japonais. Ou bien à un humoriste anglais. Ce qui revient à peu près au même.

Je crois comprendre ce que cette phrase signifie. Elle dit que la sagesse consiste à ne pas se mettre en quête de chimères. Que rien n’est plus vain que de partir à la chasse aux fantômes. Qu’il est absurde de prétendre capturer de ses mains un chat quand nul ne saurait discerner, même vaguement, sa forme absente dans l’épaisseur de la nuit.

Mais Confucius, si c’est de lui qu’il s’agit, ou bien le penseur improbable auquel on a prêté son nom, n’affirme pas que la chose soit impossible. Il dit juste que trouver un chat noir dans la nuit est le comble du difficile.

Et que le comble de ce comble est atteint si le chat n’est pas là.

J’ouvre les yeux dans le noir de la nuit. Des lignes, des taches, des ombres, le scintillement d’une forme qui fuit. Quelque chose qui remue dans un coin et envoie ses ondes ricocher au loin vers le vide qui vibre. »

 

Philippe Forest a récemment publié Le siècle des nuages (Éditions Gallimard, 2010) et Beaucoup de jours, d'après Ulysse de James Joyce (Éditions Cécile Defaut, 2001).

 

Pages choisies par Anncik Geille

 

Philippe Forest, Le chat de Schrôdinger, janvier 2013, 336 pages, 19,90 €

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