Didier Decoin. Extrait de : Le bureau des jardins et des étangs


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Après une longue claustration accompagnée de la stricte observance des restrictions alimentaires liées au deuil, et après avoir lustré le corps de Katsuro à l’aide d’une étoffe sacrée destinée à en absorber les impuretés, Amakusa Miyuki s’était soumise au rituel destiné à la purifier de la souillure entraînée par la mort de son mari. Mais comme il n’était pas envisageable que la jeune veuve s’immergeât dans cette même rivière où venait de se noyer Katsuro, le prêtre shinto s’était contenté, les lèvres pincées, de secouer sur elle une branche de pin dont l’eau de la Kusagawa avait mouillé les rameaux les plus bas. Puis il l’avait assurée qu’elle pouvait à présent renouer avec la vie et montrer sa gratitude aux dieux qui ne manqueraient pas de lui transmettre courage et force.

Miyuki avait parfaitement saisi ce qu’il y avait derrière les paroles de réconfort du prêtre : il espérait que, malgré la précarité de sa situation aggravée par la disparition de Katsuro, la jeune femme allait déposer entre ses mains une expression concrète de la reconnaissance qu’elle devait aux kami  (1).

Mais si Miyuki éprouvait quelque gratitude envers les dieux pour l’avoir lavée de ses souillures, elle ne pouvait leur pardonner d’avoir laissé la rivière Kusagawa, qui après tout n’était rien de moins qu’un dieu elle aussi, lui ravir son mari.

Elle s’était donc contentée d’une modeste aumône composée de radis blancs, d’un bouquet de têtes d’ail et de quelques gâteaux de riz gluant. Mais habilement enveloppée dans un linge, l’offrande occupait, surtout grâce au gigantisme de certains radis, un volume qui laissait supposer un présent bien plus conséquent. Le prêtre s’y était laissé prendre et il était parti content.

Après quoi, Miyuki s’était astreinte à nettoyer et à ranger la maison. Bien que ce ne fût pas dans ses habitudes de mettre de l’ordre. Elle était plutôt du genre à laisser traîner les objets, voire à les éparpiller volontairement. Katsuro et elle en possédaient si peu, de toute façon. De les retrouver dispersés ici ou là, de préférence où ils n’avaient rien à faire, leur procurait une fugitive illusion d’opulence : « Ce bol à riz est-il neuf ? demandait Katsuro. L’as-tu acheté récemment ? » Miyuki mettait une main devant sa bouche pour cacher son sourire : « Il a toujours été sur l’étagère, le sixième bol à partir du fond – il te vient de ta mère, est-ce que tu ne t’en souviens plus ? » Simplement, en roulant sur la natte où Miyuki l’avait fait tomber (et elle avait négligé de le ramasser tout de suite), puis en s’arrêtant, renversé, dans un rai de soleil, le bol avait pris des reflets que Katsuro ne lui connaissait pas, et voilà pourquoi il ne l’avait pas tout de suite identifié.

Miyuki s’imaginait que les gens aisés vivaient au milieu d’un fouillis permanent, à l’exemple des paysages dont c’était la confusion qui faisait toute la beauté. Ainsi la rivière Kusagawa n’était-elle jamais plus exaltante à contempler qu’après une forte averse, lorsque les torrents qui l’alimentaient la chargeaient d’eaux brunes, terreuses, où tourbillonnaient des fragments d’écorce, des mousses, des fleurs de cresson, des feuilles pourrissantes, noires, crispées; alors la Kusagawa perdait son aspect miroitant, se couvrait de cercles concentriques, de spirales d’écume qui la faisaient ressembler aux tourbillons du détroit de Naruto, dans la Mer intérieure. Les riches, pensait Miyuki, devaient être envahis de la même façon par les innombrables tourbillons de présents que leur offraient leurs amis (innombrables eux aussi, forcément), et par toutes ces futilités éblouissantes qu’ils achetaient sans compter aux marchands ambulants, sans même se demander s’ils en feraient jamais quelque chose. Il leur fallait toujours plus d’espace pour caser leurs bibelots, empiler leurs ustensiles de cuisine, suspendre leurs étoffes, aligner leurs onguents, entreposer toutes ces richesses dont Miyuki ne connaissait parfois même pas le nom.

C’était une course sans fin, une compétition acharnée entre les hommes et les choses. Le comble de l’opulence devait être atteint lorsque la maison éclatait comme un fruit mûr sous la pression de la multitude d’inutilités dont on l’avait gavée. Miyuki n’avait jamais été témoin d’un pareil spectacle, mais Katsuro lui avait raconté avoir vu, lors de ses voyages à Heiankyõ, des mendiants fouiller les décombres d’orgueilleuses demeures dont les murs semblaient avoir été soufflés de l’intérieur.

Dans la maison que Katsuro avait bâtie de ses mains – une pièce au sol de terre battue, une autre avec un plancher de bois nu, et, sous le toit de chaume, un grenier auquel on accédait par des échelons, le tout de dimensions modestes car il avait fallu choisir entre élever des murs et prendre du poisson –, il y avait surtout des apparaux de pêche. Ils servaient un peu à tout : les filets mis à sécher devant les fenêtres tenaient lieu de rideaux, empilés ils faisaient office de couchages, le soir venu on utilisait les flotteurs de bois creux comme appuie-têtes, et les ustensiles qu’employait Katsuro pour curer ses viviers étaient les mêmes que ceux dont usait Miyuki pour préparer leurs repas.

Le seul luxe du pêcheur et de sa femme était le pot où ils gardaient le sel. Ce n’était que la copie d’une poterie chinoise de la dynastie Tang, une glaçure brune sur terre cuite ornée d’un décor sommaire de pivoines et de lotus, mais Miyuki lui prêtait des pouvoirs surnaturels : elle l’avait héritée de sa mère, laquelle la tenait déjà d’une aïeule qui affirmait l’avoir toujours vue dans la famille. La poterie avait donc traversé plusieurs générations sans subir la moindre éraflure, ce qui relevait en effet du miracle.

Si le rangement de la maison se fit en quelques heures, il fallut deux jours à Miyuki pour la récurer à fond. La faute en incombant à l’industrie qu’on y pratiquait : la pêche et l’élevage de poissons admirables, principalement des carpes. Quand il remontait de la rivière, Katsuro ne prenait pas le temps de se dépouiller de ses vêtements gorgés d’une vase gluante dont il éclaboussait les murs à chaque geste un peu précipité qu’il faisait, il n’avait qu’une hâte : libérer au plus vite les carpes qui s’agitaient dans leurs nasses d’osier et qui risquaient de perdre des écailles ou de s’amputer d’un barbillon (auquel cas elles auraient perdu toute valeur aux yeux des intendants impériaux), les lâcher dans le vivier creusé à leur intention sur le devant de la maison – un bassin à même la terre, peu profond, rempli à ras bord d’une eau que Miyuki, pendant l’absence de son mari, avait enrichie de larves d’insectes, d’algues et de graines de plantes aquatiques.

Après quoi, assis sur ses talons, Katsuro restait plusieurs jours d’affilée à observer le comportement de ses captures, surveillant plus particulièrement celles qu’il avait d’emblée jugées dignes des étangs de la ville impériale, cherchant des signes montrant qu’elles étaient non seulement les plus attractives mais également assez robustes pour supporter le long voyage jusqu’à la capitale.

Katsuro n’était pas très bavard. Et quand il s’exprimait, c’était davantage par allusions que par affirmations, donnant ainsi à ses interlocuteurs le plaisir d’avoir à deviner les perspectives lointaines d’une pensée inachevée.

Le jour de la mort de son mari, lorsqu’on eut déversé dans le vivier les cinq ou six carpes qu’il avait pêchées, Miyuki s’était, comme lui, accroupie au bord de la fosse, se laissant hypnotiser par la ronde des poissons qui décrivaient des cercles anxieux à la façon de prisonniers découvrant les limites de leur geôle.

Si elle était capable d’apprécier la beauté de certaines carpes, ou du moins l’énergie et la vivacité de leur nage, elle n’avait pas la moindre idée des critères que retenait Katsuro pour évaluer leur résistance. C’est pourquoi, renonçant à tromper les villageois, et surtout à se duper elle-même, elle s’était relevée, époussetée, et, tournant le dos au vivier, s’était retranchée dans sa maison – la dernière au sud du hameau, reconnaissable aux coquillages insérés dans son chaume, leur partie nacrée orientée vers le ciel afin de renvoyer la lumière du soleil et d’effaroucher les corbeaux qui nichaient dans les camphriers.

 

(1) Divinités de la religion shintoïste. Les kami sont des éléments de la nature (montagnes, arbres, vent, mer, etc.) ainsi que les esprits des défunts.

 

© Stock 2017

© Photo : Benjamin Decoin

 

 

Quatrième de couverture > Japon, aux alentours de l’an Mil, Shimae, un village paysan sur les bords de la rivière Kusagawa.Cet humble village a un talent : celui d’abriter le pêcheur Katsuro, virtuose dans l’art d’attraper et de transporter des carpes de grande valeur, d’inestimable beauté, vers la ville impériale d’Heiankyo, la cité de tous les raffinements, de tous les plaisirs, et surtout, le lieu où se trouve le Bureau des jardins et des étangs. À la mort de Katsuro, qui se noie dans la rivière, qui parmi les villageois va pouvoir prendre sa suite et relever le défi ? Poser sur son dos le lourd fardeau des nacelles d’osier où tournoient les carpes boueuses et, en équilibre, marcher jusqu’à l’épuisement, traverser tous les dangers jusqu’à la capitale ? Qui ? Sinon la veuve de Katsuro, la ravissante, l’effarouchée, la délicate Miyuki. Mais sera-t-elle capable d’une tâche pareille ? Que sait-elle, Miyuki la petite paysanne, la veuve jamais sortie de son village, des maléfices du voyage, des sorcelleries, des guerres, des animaux magiques tel le Kappa, cet animal aux mains griffues et palmées qui vous arrache l’anus et s’en barbouille la bouche, des prêtres faussement débonnaires et des maisons de thé où l’on vend de tout sauf du thé ? Que sait-elle surtout de la capitale de l’Empire et du directeur du Bureau des jardins et des étangs, Nagusa Watanabe, tapi au centre de son labyrinthe de pièges et de splendeurs, qui l’attend ?

Au terme de ce voyage initiatique, sensuel, effrayant, Miyuki, souillée, mais libérée, mais différente, ne sera plus la même femme. Ni son petit monde, le même monde qu’autrefois.

Didier Decoin a vingt ans lorsqu’il publie son premier livre, Le Procès à l’amour (Le Seuil, 1966). Celui-ci sera suivi d’une vingtaine de titres, dont Abraham de Brooklyn (Le Seuil, Prix des libraires 1972) et John l’Enfer (Le Seuil, Prix Goncourt 1977). Il est l’actuel Secrétaire général de l’Académie Goncourt, Président des Écrivains de Marine depuis 2007 et membre de l’Académie de Marine.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Didier Decoin, Le bureau des jardins et des étangs, Stock, janvier 2017, 396 pages, 20,50 €

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