Michel Braudeau. Extrait de : Place des Vosges


EXTRAIT >

 

En venant habiter place des Vosges, le premier visage que je reconnus fut le sien, en bas de chez nous, à la terrasse de Ma Bourgogne. Nous étions voisins, séparés par le musée Carnavalet, et quelques semaines plus tard je devins un des habitués de la rue Payenne, où il occupait tout un étage de l’hôtel de Châtillon. D’un bout à l’autre, le sol de son appartement était recouvert d’une mosaïque gris et blanc représentant des vagues et des animaux marins, qu’un artiste italien avait dessinée et posée. Un tel luxe n’était pas encore si répandu dans ces années-là chez les gens de gauche et passait pour une extravagance qu’autorisait la fortune de sa femme. Celle-ci, grande et mince comme une flèche gothique du Dôme de Milan, descendait d’une famille d’industriels milanais sans vouloir lui appartenir. Elle avait l’assurance de sa classe, sa culture austère, sans en aimer la société. Jean-Edern, fils de général, héritier d’un manoir délabré dans le Finistère, était le parti idéal qu’elle pouvait renflouer en quittant l’Italie et dont le caractère peu conformiste était assez inconvenant pour elle. Étaient-ils pour autant de gauche ? L’Idiot international rassemblait provisoirement des plumes de tous bords, de bons esprits égarés et la pire canaille rouge-brun. Des universitaires en congé pour maoïsme sévère, des révoltés mercenaires, des artistes déboussolés et de petits casseurs. Un jour qu’il leur devait leur paie, Jean-Edern avait dû en regarder par la fenêtre de son salon une poignée venue démolir sans vergogne sa belle voiture de sport stationnée dans la cour. Sans intervenir. C’était le revers contrariant de certaines mauvaises fréquentations qui l’excitaient. Pour ma part, une fois mon dossier anti-psychiatrique publié, je ne contribuai plus d’une seule ligne au journal, tout en restant un familier de la rue Payenne.

On a beaucoup médit de Jean-Edern et sans doute pas assez, en oubliant les nombreux moments où il était d’un culot méritoire ou d’un comique involontaire, quand il faisait machinalement son propre éloge en titubant de whisky, recoiffant du bout des doigts son reflet et dans une fenêtre sur la nuit (« Eh bien quoi ? Pourquoi tu ris ? Tu connais mon côté homme de la Renaissance, non... »), avec une sorte d’ingénuité outrée qui me désarmait. Je savais par beaucoup de ses anciens amis qu’il abritait une zone d’ombre redoutable et que certains épisodes de sa vie d’homme de lettres n’étaient pas glorieux, mais ces braves gens avaient-ils eux-mêmes de l’honnêteté à revendre ? Ce n’était pas la règle du jeu. Jean-Edern était plus voyant, crevait l’écran par son personnage. Il était plus drôle que tous ces habiles intelligents et je voulais m’en tenir là, dans un premier temps.

Le château de La Boixière, dans le Finistère, avait vu passer quantité de crânes fiévreux ou fêlés. Quelques siècles plus tôt, des manants furieux contre les impôts du roi, les « bonnets rouges », l’avaient envahi et incendié. Dans le bâtiment reconstruit, une inscription sur le linteau du grand escalier central l’attestait, « Qu’aucun querelleur n’y entre ! », ce qui en faisait rire plus d’un, car le talent le plus naturel du châtelain en titre était de susciter et entretenir des querelles. Quand j’y fus invité par sa femme, Anna, en été, il se montra d’une humeur égale et enjouée. Le premier levé, le premier couché, alternant pages d’écriture et longues courses à vélo, chaque soir achevant avec moi sa bouteille de Johnnie Walker. C’étaient encore des années heureuses, il espérait faire un grand livre, et en présence d’Anna, de ses amis, contenait les démons qui prendraient bientôt le dessus. À Paris, il recevait toute sorte de gens, des philosophes à plein temps et des « nouveaux philosophes », des journalistes, qui se hâteraient d’oublier leurs vacances et leurs dîners quand la rumeur de leur hôte deviendrait trop sulfureuse. Et des personnages remarquables aussi, tombés là avec grâce, pour Noël, venus de la rue de Sévigné voisine, André Pieyre de Mandiargues et sa femme Bona de Pisis, dont un film de Jean-Marie Drot avait donné à la télévision un portrait stendhalien. André était pâle, presque diaphane, les paupières tombantes, et parlait peu, d’une voix flûtée, un sourire aux lèvres. Bona se faisait mieux entendre, racontant comment lors d’un récent séjour à Venise on avait dû l’interner une fois de plus, le temps d’une petite crise nerveuse, « avec une camisole affreuse, d’une couleur qui ne m’allait pas du tout... », et riait, riait. Elle disait perdre la tête par moments, comme on admet être gêné d’un malaise récurrent et sans importance, ce qui n’était sans doute pas l’avis de sa fille, Sibylle. Presque trente ans après, je revis Bona dans son appartement, assise sur un canapé, bien habillée, coiffée, impassible. Elle était quasiment muette à présent. Pourtant, quand je m’inclinai pour prendre congé d’elle, elle me regarda : « Vous avez écrit un beau livre sur votre père », et se tut. Dans la rue, Sibylle me dit que sa mère venait de me faire un grand cadeau. Bona mourut moins d’un mois plus tard.

 

© Seuil, 2017

© Photo : Hermance Triay

 

 

Quatrième de couverture > C'était dans les années juste après l'explosion de Mai 68, celles de la jouissance et de l'évaluation des dégâts. Celles d'après le crash planétaire des Beatles. Celles des anciens combattants abattus, titubants, des filles qui reprenaient leurs esprits. Celles de Bowie. De la culture pop critique, du structuralisme, de la mise en abyme et de la remise en doute. Tout paraissait possible, les portes étaient ouvertes, et l'aventure au coin de la rue. Certains allaient s'éteindre, le souffle coupé. D'autres allaient traverser le feu. C'étaient les années 70, et pour moi, cela se passait place des Vosges. M.B.

 

Michel Braudeau est écrivain et critique littéraire. Son œuvre littéraire est composée d'une trentaine d'ouvrages dont au Seuil Naissance d'une passion (prix Médicis 1985), Mon ami Pierrot (1993) ou encore Café (2007).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Braudeau, Place des Vosges, Seuil, janvier 2017, 160 pages, 16 €

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