Jean-Marie Rouart. Extrait de : Une jeunesse perdue


EXTRAIT >

 

Je venais de franchir la plus dangereuse des frontières. J’abordais ce temps glacé que le printemps n’égaie plus. À quoi bon les rencontres quand les yeux des femmes ne s’allument plus ? Ces yeux dans lesquels on lisait plus que des promesses : son bonheur, son malheur, qu’importe. Des ivresses. Son destin. La vie ! Désormais, ils vous regardent sans vous voir. Ils réservent leur ardeur à reluquer de jeunes visages, des corps que l’usure n’a pas flétris. Ne plus être désiré, n’est-ce pas un supplice aussi injuste et cruel que la mort ? Appelle-t-on encore cela vivre quand son propre corps n’est plus l’objet d’aucune convoitise, quand il a rejoint le lot commun : le troupeau résigné de ceux dont ni les yeux, ni la bouche, ni la peau ne vous parlent plus la seule langue qu’on attende des êtres ? Ils ne chuchotent plus ces appels à l’étreinte sans lesquels on se sent ravalé au rang des choses.

La perspective de rejoindre les zombies désabonnés des fièvres voluptueuses m’accablait. J’avais beau me raisonner, me préparer mentalement à dételer, comme on dit, l’échéance m’accablait. Je n’acceptais pas l’inéluctable cours des choses. Une part de moi-même me conseillait d’être raisonnable, de prendre mon parti de cet état de fait, mais mon être se révoltait. Je ne voulais pas mourir. Je refusais de subir le sort de ceux qui se résignent à être enterrés vivants. La philosophie ne m’était d’aucune aide. Je me foutais bien de la sagesse.

Parfois, à force de me raisonner, je parvenais à admettre mon sort. J’en tirais la sensation d’un calme inhabituel. La rébellion qui ne manquait de survenir n’en était que plus violente : comme ces condamnés entravés, en apparence apaisés, qui, à la vue de l’échafaud, se mettent soudain à courir et à hurler. Ils ne font qu’aggraver leurs tourments. J’aggravais les miens par mon insoumission. J’éprouvais un sentiment de honte, comme si j’étais l’objet d’une flétrissure non pas seulement physique mais morale.

J’aurais pu avoir recours à des professionnelles pour quêter quelques illusions. La morale ne m’arrêtait pas. Il y avait bien longtemps que cette digue fragile avait cédé. Elle résiste rarement quand on doit affronter des choix essentiels, quand il s’agit de vie ou de mort. C’est un recours pour les temps faciles aux enjeux bénins. À quoi bon me duper dans un marchandage sans équivoque ? Je ne cherchais pas seulement du sexe, mais à me convaincre que l’heure fatale n’avait pas encore sonné. Je ne voulais pas non plus tromper ma hantise en me collant avec des femmes quelconques, des esseulées en manque d’âme sœur, celles que taraudait la même obsession que moi : vieillir. Tant qu’à me noyer, je préférais me noyer seul. Et puis si injuste et même ignoble que soit ce constat, l’amour est indissociable de la jeunesse, et je n’avais aucune envie de joindre mon infortune à celle de quelqu’un qui me ressemblait.

Cette jeunesse, je savais qu’elle ne viendrait plus à moi comme un fruit mûr. Heureuse époque où je n’avais qu’à tendre les bras ! Aujourd’hui il me faudrait la voler. Ou disparaître dans le regret et l’amertume des élans inassouvis.

 

Je dirigeais une revue d’art d’un certain renom. Elle me valait en France et plus encore à l’étranger une grande réputation et des marques de reconnaissance que j’aurais été tenté de juger bien supérieures à mes mérites. Mais dans ce domaine si fluctuant du monde de l’art où l’imposture s’épanouit sans aucune espèce de scrupule, ni de sanction, ni de réprobation, et où abondent les margoulins de toutes sortes, je me faisais figure d’un honnête trafiquant d’illusions. Du moins je n’étais pas dupe. Cette réputation flatteuse constituait une sorte de royaume aux limites indistinctes qui chevauchait les frontières européennes et culminait à New York. Je régnais sur un peuple de conservateurs de musées, de critiques d’art, de grands amateurs. Tous cherchaient à s’attirer mes bonnes grâces, ce qui est assez exceptionnel dans un monde où ni la paix ni la concorde ne sont de mise. J’acceptais de bon cœur ce privilège en me disant philosophiquement qu’il ne durerait pas et qu’au moindre faux pas je serais piétiné sans pitié. Comme d’autres avant moi. L’art a beau être éternel, la réputation de ceux qui le servent est aléatoire. Aussi, rien ne me semblait plus fragile que mon assise sociale. Seuls le hasard et la chance s’étaient ligués pour m’accorder leurs faveurs. Jeune homme impécunieux, incertain de ma vocation, j’avais remplacé au pied levé un éminent commissaire-priseur terrassé par une dépression nerveuse alors qu’il devait servir de commensal à Paul Getty pour l’accompagner à L’Ami Louis, le célèbre restaurant. J’en fus quitte pour passer la soirée avec ce vieil égoïste, génial et paranoïaque, qui me prit en affection (si ce terme convient à la lubie d’un vieillard dont le sentimentalisme n’était pas la vertu cardinale) et me fit convoquer à chacune de ses escales à Paris pour l’accompagner dans ses escapades gastronomiques. La mort mit n brutalement à ces dîners aux allures de réquisitions mais non à la lumière bénéfique que cette relation fortuite avait jetée sur moi : on imagina que j’avais joué un rôle de conseiller artistique important alors que mon influence avait surtout consisté à lui traduire les menus, à l’aider à se décider entre des pieds de cochon panés et de l’andouillette, ou entre un chambolle-musigny et un château Latour.

Vers cette époque, de manière tout aussi fortuite, je sauvai d’une tentative de suicide Andy Warhol, alors que je rendais visite à Violet Trefusis, sa voisine de la rue du Cherche-Midi. Une forte odeur de gaz sur le palier m’avait incité à pénétrer dans son atelier dont la porte était restée ouverte. Je le trouvai gisant sur le tapis. J’appelai les pompiers qui déboulèrent de leur caserne toute proche de la rue du Vieux-Colombier : la vue de ces beaux garçons casqués comme des guerriers de l’Iliade apparut à Warhol un avant-goût du paradis et le réconcilia avec l’existence. Le fait est qu’il m’en sut gré et me témoigna sa reconnaissance à chacun de ses séjours à Paris. Enfin, plumitif on ne peut plus débutant, je tapai dans l’œil de Francis Bacon dans son atelier londonien de South Kensington où j’étais venu l’entretenir de l’influence que Vélasquez avait exercée sur lui. Ma jeunesse et mon innocence plus que la pertinence de mes questions eurent le don d’enjôler cette sympathique vieille pédale neurasthénique. Il s’amouracha de moi. Pendant plus d’une semaine je devins la proie de ses assiduités. Il m’offrit un tableau représentant un taureau éventré, éviscéré, dans un coin d’arène couvert de sang. Ce tableau trône maintenant chez moi, provoquant l’admiration des visiteurs que je ne cherche pas à détromper même si, dans mon for intérieur, je juge cette œuvre plus provocatrice que véritablement artistique.

Voilà à quels malentendus je devais ma réputation. Je sens que ma franchise va décourager quelques vocations de jeunes gens et de jeunes filles qui pensent que c’est par son seul mérite qu’on s’impose dans le milieu fermé de l’art.

Je devrais pouvoir les rassurer et leur dire que mon cas est exceptionnel. Mais ma fréquentation d’un certain nombre de milieux, dont celui-là précisément, m’oblige à dire que c’est plutôt la reconnaissance de la compétence qui y est rare. La frime, la roublardise, la mythomanie y moissonnent plus de lauriers que le talent et la probité. En tout état de cause c’est ainsi que j’étais devenu un épicentre de l’art contemporain. On me consultait à l’égal d’un Maurice Rheims, d’un Federico Zeri, d’un Anthony Blunt.

Ce qu’on ignorait, outre la fragilité de mon édifice de compétences, en me considérant à la tête de ce royaume peuplé de tant d’adulateurs et de quémandeurs, c’est à quel point je me sentais seul. Seul atrocement, définitivement seul. Comme j’aurais échangé les fades honneurs dont on me comblait contre des lèvres brûlantes et un jeune corps ! Je n’allais pas jusqu’à demander de l’amour. Seulement du désir. Du feu. Assez de cendres !

 

© Gallimard 2017

© Photo : F. Mantovani

 

 

Quatrième de couverture > « Au lit, il y a les femmes fleuve, alanguies et somnolentes ; il y a les femmes fleur, odorantes, fragiles et fades ; les femmes pieuvre, souples, silencieuses et avides, qui s’enroulent sur un corps comme autour d’une proie. Et puis, il y a les femmes tempête, violentes, bruyantes, acharnées au plaisir.

Valentina était une femme tempête. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Marie Rouart, Une jeunesse perdue, Gallimard, janvier 2017, 176 pages, 19 € 

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