Jean-Noël Pancrazi. Extrait de : Je voulais leur dire mon amour

EXTRAIT >

Cela faisait plus de cinquante ans que je n’étais pas revenu en Algérie où j’étais né, d’où nous étions partis sans rien. J’avais laissé régulièrement passer les occasions d’y retourner ; ce n’était jamais le bon moment, la bonne manière, la bonne saison. Je ne voulais pas des voyages en forme de pèlerinage, des comités de souvenirs pour revisiter et pleurer ensemble sur les endroits du passé, des séjours brefs et encadrés dans des lieux culturels qui ne me laisseraient pas de liberté pour me déplacer et m’aventurer où je voulais; je résistais aussi aux souhaits répétés de mes amis algériens de Paris qui me proposaient de les accompagner là-bas en juillet et de partager avec eux leurs étés en leur disant « la prochaine fois », cette prochaine fois qui n’arriverait jamais. « Pourquoi ne voulez-vous pas y retourner ? » me demandait-on souvent dans des rencontres ou des débats à propos de l’Algérie auxquels je participais : j’avais peur, en me confrontant à la réalité — disais-je avec une obstination désespérée, cette détermination suspecte, cette fermeté étrange qui n’était que l’exorcisme du regret —, de perdre mon imaginaire, la marge nécessaire pour tout réinventer, ce socle d’images, cette sécurité d’un trésor d’enfance caché dans les montagnes des Aurès où je pourrais puiser au cas où l’inspiration disparaîtrait ; il ne me restait pas tant de motifs à évoquer maintenant que les pays, les sujets et les émotions se réduisaient — les tropiques, l’Afrique s’étaient évanouis —, la tête de plus en plus souvent embrumée par des sortes d’insolations prolongées chaque fois que je revenais, le matin, vers la table de travail et les pages qui me paraissaient sans couleur. Ils avaient disparu, ceux qui m’auraient, à une époque, emmené en toute confiance — Rachid Mimouni, mort de son exil à Tanger, Tahar Djaout, assassiné dans un café d’Alger par le Front islamique du salut au début de la décennie noire. Chaque fois que je me rendais à Orly Sud pour m’envoler vers un pays du Maghreb et que j’entendais de loin s’égrener les destinations, étonné qu’il y ait tant d’aéroports maintenant en Algérie, tant de vols directs vers Sétif, Batna ou Constantine, ces villes de l’intérieur auxquelles on n’accédait avant que par les mauvaises routes ou les michelines aussi rouges, légères et fragiles que les coquelicots, j’avais la tentation de partir, de m’engager en secret dans la file des passagers, mais, bien sûr, je restais de côté, je me contentais de les regarder, de les envier et renonçais comme toujours à me lever et à les rejoindre. C’était le cinéma, que j’aimais tant, qui m’avait permis d’accomplir enfin ce pas. J’avais rencontré Saïd Khelifa qui, le soir de la petite fête au club Marbeuf — donnée par Priscilla Rosario pour la sortie en France du film caribéen tiré d’un de mes anciens livres —, m’invitait à participer comme juré au festival de cinéma méditerranéen d’Annaba qu’il avait entrepris de ressusciter après qu’il avait disparu pendant les années noires. Je me voyais déjà, un peu grisé, dans un éclair de fierté, un élan de revanche naïve sur le passé, remettre l’Anab d’or dans le théâtre de cette ville qui avait été justement notre point de départ pour l’exil; et puis Annaba était à l’est du pays, dans la même région, à deux cents kilomètres à peine de Batna; je pourrais aller revoir en voiture, après le festival — il le comprenait, il me le promettait —, le quartier, la maison, le Régent avec ses films en « première exclusivité », même avant Alger. Il existait toujours, n’était pas encore fermé — m’assurait-il. C’était l’occasion ou jamais. Le cinéma ferait tout passer, j’aurais l’impression d’aller d’écran en écran, les films m’accompagneraient, me donneraient l’élan qu’il fallait. Après, ce serait trop tard, l’envie même disparaîtrait — je pourrais me dire, si je partais maintenant, que j’avais bouclé au moins quelque chose dans ma vie, avec la conscience des années en moins qu’avait amenée la maladie. Au consulat d’Algérie où j’allais chercher mon visa, j’avais, assis parmi ceux qui attendaient dans ce climat sévère, neutre, une ambiance de tribunal de petit matin, l’impression d’être un touriste décalé, un peu en faute, à qui on donnait une dernière chance de revoir ce qu’il avait aimé, qui n’osait pas avouer qu’il connaissait déjà ce pays dans lequel il demandait à entrer. Je ne savais pas si d’avoir inscrit sur le formulaire que j’étais né à Sétif était un handicap, un motif de méfiance ou un atout; si j’avais donné les bonnes indications sur les dates et les lieux de naissance des parents, que je n’avais pas vérifiés sur le livret de famille que j’avais fini par égarer; si j’étais en règle avec le passé. L’examen de la vie, le blanc dans la tête, les questions que j’entendais à peine en présentant les documents nécessaires à la responsable en haut des marches. Une fois le visa obtenu, la légèreté effrayée de pouvoir partir enfin sans plus d’obstacle à inventer, la joie et l’erreur peut-être, le remake de trop, la fin de la liberté d’imaginer et des versions enchantées et sans cesse recomposées de l’enfance. Tout s’inversait : il me semblait, en descendant vers la Seine l’escalier fantôme de Passy, que Paris devenait une ville étrangère où je ne devais jamais retourner, ou alors tout reprendre à zéro, tout recommencer, quand je reviendrais. Cette sorte de peur que j’avais la veille du départ, l’appréhension et le désir en même temps que le festival soit annulé ou reporté — il y avait des bribes d’informations, des aperçus de la programmation, certains pays n’étaient pas confirmés, les travaux se poursuivaient dans la salle du Majestic qui ne serait pas disponible à la date prévue, cela faisait un cinéma en moins pour les projections, tout n’était pas vraiment prêt, comme on l’indiquait dans certains journaux. À Orly Sud, j’étais très en avance, je restais hypnotisé par le panneau des départs mais on changeait au dernier moment le numéro de la porte d’embarquement ; c’était à l’autre bout, je devais courir à travers l’aéroport, lent et affolé à la fois comme si je pouvais me tromper encore sur l’heure et la compagnie. Ils étaient tous là, ils commençaient à embarquer ; il me semblait que maman, derrière moi, dans la file des passagers me disait — je l’avais tellement imaginé avant : « Vas-y, mon fils... Vas-y... Tu me raconteras après », comme si elle me suivait jusqu’à la passerelle, avec ma valise qui était plus spacieuse et légère que celle de l’aller, où il y avait de la place cette fois, où on pouvait tout mettre, même les vêtements de demi-saison, à condition de ne rien froisser, et sur laquelle elle veillait pour qu’elle ne soit pas trop malmenée au cours du trajet. Pendant le vol, ça allait ; je pouvais me donner l’illusion de voler vers n’importe quel pays du Sud sans savoir combien durait la traversée, des vacances étranges pour une destination qu’on avait choisie pour moi au dernier moment, comme je l’avais fait si souvent à Noël en entrant dans la première agence. La Méditerranée était dans le noir, il n’y avait pas le moindre contour d’île en bas, la nuit achevait d’emporter les repères, amenait la torpeur, presque l’oubli du ciel où je me trouvais. Le réalisateur algérien qui était placé derrière moi me posait la main sur l’épaule au moment où l’avion descendait, où on distinguait les petites lumières de la baie d’Annaba — je m’habituais doucement, par paliers, au nom qui se substituait à l’ancien, celui de Bône, presque effacé maintenant comme sur une carte ancienne qu’on aurait retrouvée dans la mer; le choc des roues de l’avion dans le noir; cinquante ans dans ce roulement sur la piste; tout aspiré, aboli — les autres pays, les étapes de la vie comme si je venais de faire le tour du monde — dans ce contact avec le sol, le bruit des freins qui s’éternisait, le dernier virage, le petit bâtiment de l’aéroport provincial sans palmiers devant; non, ce n’était pas le sirocco que j’attendais et qui aurait dû me suffoquer en descendant, j’avais oublié qu’on était en décembre; les fleurs qu’on apportait pour les participants au festival, le salon d’honneur, la fierté que je n’arrivais pas à assimiler de revenir ainsi par la grande porte — alors qu’à l’époque j’avais à peine un carton avec un numéro dans la main —, entouré par les gestes, le respect officiels; la vanité triste et voluptueuse d’avoir, cette fois, la priorité, le passeport dont on s’occupait, la valise qu’on prenait et dont je n’avais pas à me soucier; la facilité irréelle des démarches; le calme d’un lieu où les années venaient doucement se déposer; les tapis très lourds, les vastes canapés de laine, les lampes massives et bleues de palais où rester à l’abri pendant des jours, le thé brûlant, la chanteuse qui fredonnait; pas d’autre avion qui arrivait; tous les invités demeurant assis, se racontant à voix basse les festivals où ils s’étaient déjà rencontrés, les films qu’ils venaient présenter, sans que je sache toujours qui ils étaient, assez bienveillants de loin pour que je commence à les aimer; le soulagement d’attendre en silence, de côté, de n’avoir rien à exprimer, à montrer — je n’avais jamais rien tourné, rien joué —, juste rester étonné et touché de tant de prévenance et d’égalité que je n’avais jamais imaginées pour le moment du retour qui était là pourtant; le sursis des larmes qui prenaient leur temps pour arriver, il ne fallait pas, on ne les comprendrait pas, j’étais aux yeux des autres un juré, pas un enfant du pays qui revenait. Les grandes voitures noires qui nous emmenaient ; la ville au loin qu’on contournait; le port tranquille d’où nous étions partis, comme dans un film tourné il y avait longtemps, et que je ne reconnaissais pas vraiment — les immenses containers, les grues, les cargos alignés, rien que des marchandises qu’on chargeait de nuit ; y avait-il, tout au fond, derrière les entrepôts, un quai pour les passagers, encore une ligne régulière au moins jusqu’à Marseille, un paquebot qui partait demain, peut-être le même, rénové, que celui où nous avions embarqué par centaines en juillet? J’avais un peu mal encore, mais pas trop. La corniche, quelques terrasses éclairées, les promeneurs de décembre, les kiosques tièdes comme dans une station balnéaire un peu démodée qui tardait à entrer dans la basse saison. On roulait longtemps, l’hôtel Sabri était assez loin, à l’écart de la ville, à cause de la Sécurité sans doute. La chambre commode, neutre, beige et grise, aux normes internationales ; j’ouvrais la fenêtre, le vent avait à peine l’odeur de la mer et des orangers ; j’attendais qu’il n’y ait plus la moindre rumeur dans le hall, qu’on ait fini de distribuer tous les dossiers du festival comme pour un cours du soir, qu’il n’y ait plus la moindre silhouette dans les couloirs, pour descendre seul. Je voulais toucher au bout de l’escalier extérieur le sable, la terre pour me dire que c’était bien l’Algérie comme si le nom devait s’ancrer enfin, devenir solide, réel ; ce n’était pas du cinéma, elle était là, dans ma main, la terre sous laquelle les morts et les anciens dormaient même s’ils ne m’entendaient pas quand je disais que j’étais là.

© Gallimard 2018

© Photo : Francesca Mantavoni

 

Quatrième de couverture > «Cela faisait plus de cinquante ans que je n'étais pas revenu en Algérie où j'étais né, d'où nous étions partis sans rien. J'avais si souvent répété que je n'y retournerais jamais. Et puis une occasion s'est présentée : un festival de cinéma méditerranéen auquel j'étais invité comme juré à Annaba, une ville de l'Est algérien, ma région d'origine. J'ai pris en décembre l'avion pour Annaba, j'ai participé au festival, je m'y suis senti bien, j'ai eu l'impression d'une fraternité nouvelle avec eux tous. Mais au moment où, le festival fini, je m'apprêtais à prendre comme convenu la route des Aurès pour revoir la ville et la maison de mon enfance, un événement est survenu, qui a tout arrêté, tout bouleversé. C'est le récit de ce retour cassé que je fais ici.» J.-N. P.

Jean-Noël Pancrazi est l’auteur de nombreux romans et récits, parmi lesquels Les quartiers d’hiver, Tout est passé si vite, Madame Arnoul et La montagne.

Pages choisies par Annick Geille

Jean-Noël Pancrazi, Je voulais leur dire mon amour, Gallimard, NRF, janvier 2018, 128 pages, 12,50 €

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