Patrick Grainville. Extrait de : Falaise des fous

EXTRAIT >

Jadis, j’ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel.

J’ai dû d’abord apercevoir Claude Monet aux extrémités de la grève, au pied de la falaise d’Aval. Mais ce n’était pas le premier peintre que je voyais hanter Étretat. Pour les pêcheurs affrontés au violent labeur de la mer, ces artistes étaient des originaux, bohèmes ou rentiers, qu’ils considéraient avec un léger dédain. Emportés dans le cycle tumultueux des marées, des courses et des combats du large, ils ne prêtaient guère attention aux tableaux. Ce qui peut-être a attiré notre curiosité dans le cas de Monet, en cet hiver 1868, c’est son acharnement quotidien, quel que fût le temps. Il passait des heures et des jours devant son chevalet, tôt le matin, tard le soir, aux prises avec cette activité que beaucoup trouvaient superflue. Les hommes partaient en mer, il était là. Ils déchargeaient le poisson, entourés d’essaims de femmes et de gosses, il était encore là. Éloigné, au pied des escarpements grandioses, l’œil rivé sur la pierre ou sur la mer, têtu, obsédé, absurde.

Mais je ne le regardai vraiment que le jour où il m’aborda. Il avait sans doute observé que mes habitudes ne concordaient pas avec les contraintes et les horaires des authentiques travailleurs de la mer. Mon cas était particulier...

Les pêcheurs m’avaient aidé à faire dévaler mon bateau jusqu’aux vagues. Me voyant dresser le mât et hisser la voile, Monet me demanda de l’emmener. Un petit orage, couleur de bronze comme un gong, naissait au-dessus du cap d’Antifer. Je prévins Monet du risque d’un coup de vent et de grêle. Il était emmitouflé dans deux paletots et portait un cache-nez. Il me fit signe qu’on y allait. Il voulait avoir une vision globale de la côte, embrasser la fresque des falaises. Je suis parti sur La Petite-Julie avec un des plus grands bonshommes du siècle sans le savoir, sans m’intéresser à la peinture, en mécréant blessé que j’étais, revenu de tous les idéaux. Le soleil s’était levé. Vent d’ouest, je tirai sur les écoutes, les réglai, le foc frémit, la grand-voile gonfla, claqua. Monet enfonça un peu son chapeau contre le froid. Je maniais la barre, attentif. Je virai vers la falaise d’Amont. Le vent arrière nous poussait maintenant. Monet voulut se déplacer pour mieux voir et il faillit prendre toute la bôme dans la figure... L’assommer eût été un prélude lourd de conséquences. Le coup aurait pu le faire régresser aussitôt vers la bonne vieille peinture académique ou franchir un pas de géant et se changer en Picasso incompris, car beaucoup trop prématuré. Je ne devais entendre parler de l’Espagnol que quarante ans plus tard et surtout pendant la féroce année de 1916. Comment l’oublierais-je ?

La vie est vaste... quoique assez courte, désormais.

Le contrejour assombrissait la côte d’Amont, la tête d’éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu’on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L’étrave coupant un bon souffle d’ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d’Aval s’allumait. Le Trou à l’Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d’Aval colossale dont l’architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L ’ Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L’éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s’ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l’anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière !

L’orage montait, encore délimité dans le ciel clair. Mais soudain il se diffusa en nuée plus large. Une bourrasque brutale éclata, mon voilier fit un bond sur la vague hérissée. Monet d’un mouvement véloce rattrapa son chapeau de justesse. Je lui demandai si ça allait. D’une voix forte, il me répondit :

– J’ai passé mon enfance au Havre, j’aime la mer et les bateaux !

Le parfum du flot agité était tout avivé de muscs salins, poissonneux. Nous naviguions. La large et robuste Manneporte, moins fuselée que celle d’Aval, ne haussait nulle ogive de cathédrale esthétique mais embrassait de son porche puissant une échappée de ciel et de mer. Quinze ans allaient s’écouler avant que Monet, acharné, belliqueux, ne revienne en découdre avec cette masse ouverte. En aval et plus loin saillait la muraille horizontale de la pointe de la Courtine, percée d’un trou timide sans commune mesure avec le légendaire Trou à l’Homme, nomination à laquelle nous étions habitués à Étretat mais qui surprenait les étrangers ou bien leur inspirait des plaisanteries faciles à deviner. Monet n’était pas une de ces natures souples et rieuses. À vrai dire, moi non plus, à l’époque... Précédant la Courtine, les cataractes des Grandes Pisseuses giclaient sur des fonds de mousse, de calcaire aux innombrables nuances, ocre roux, blond. Ce terme de « Pisseuses » amusait le même public bon enfant. Enfin, au-delà, la perspective des parois claires s’étirait vers Antifer dont, cette fois, le nom tranchant et apocalyptique coupait le sifflet aux humoristes. Des mouettes criaient, étincelaient, comme aspirées dans un tourbillon de vent et de lumière mouillée. Au cœur de cette volée furieuse, Monet, ébloui, ne parlait toujours pas, moi non plus.

Soudain, une nouvelle rafale précipita un paquet d’écume sur le peintre surpris. Il examina ses mains criblées de cristaux de mer et un sourire s’esquissa sur son visage sérieux tandis qu’il s’essuyait les doigts dans ses paletots. C’était un homme robuste, de moins de 30 ans, dont la barbe noire et drue, les cheveux abondants avaient tendance à boucler. Je gagnai le large. Sur le déploiement de toute la falaise, de ses trois arches à perte de vue, Monet dardait son regard noir, aigu, de corsaire de la couleur.

Le vent forcit, la vision se brouilla, le coup de grêle nous prit de plein fouet. Le grain glacé crépitait, criblait le bateau de sa mitraille immaculée. Mais l’averse s’arrêta. La barbe de Monet avait un peu blanchi et ses manteaux semblaient ceux d’un trappeur sous la neige de l’Alaska. Il écarquilla le regard dans l’étonnement de cette brève phosphorescence qui nous transfigurait. Étions-nous, déjà, les vieillards de la fin du voyage ? Alors, le blanc de la cornée donna à ses yeux une expression légèrement anxieuse qui le rendit émouvant et beau. Cette angoisse, j’ignorais encore que ce serait le trait de sa vitalité créatrice.

Un éclair large fulgura sur le cap d’Antifer. J’entendis mon passager s’exclamer : « Ah ! que c’est grand ! » C’était une banalité. Mais cette extase me frappa. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une illusion rétrospective, non, le jeune Monet avait un regard magnifique. Il voyait quelque chose que je ne voyais pas. L’enchaînement rythmé de la falaise, son interminable théâtre découpé sur la mer tranchée de promontoires successifs remplissaient tout son être, y déclenchaient une émotion de la lumière et de ses variations, qui fut sa vocation, sa mission sur la terre. Mais aussi sa guerre à lui. Aucune goutte de sang ne fut jamais versée, malgré la plus grande hécatombe de l’Histoire. Mais que de peine, que de lutte, que d’acharnement, quelle folie pour atteindre la seule grâce qui comptait pour lui : saisir la matière dans la splendeur des instants et des jours !

Ce que j’avance est grandiloquent. Je m’égare. Que puis-je affirmer à la place de celui qui vient de mourir ? Moi, arrivé au bout, désormais... Au pied de cette falaise où l’anéantissement de la villa Gosselin a laissé un trou gigantesque et des éboulis que submerge la fanfare de la marée montante. Cette orgie d’écume toujours gaie, toujours fraîche.

© Seuil 2018

© Photo : Hermance Triay

 

Quatrième de couverture > 1868-1927 : de l'invention de l'impressionnisme à la traversée de l'Atlantique par Lindbergh, un Normand établi à Étretat entreprend le récit de sa vie. Orphelin de mère, jamais reconnu par son père, il s'est installé chez son oncle, dans la splendeur des falaises, après avoir été blessé lors de la sanglante aventure coloniale en Algérie.

Sous son regard, un homme peint : c'est Monet. Pour le jeune homme, qui ne connaît rien à la peinture, c'est un choc. La naissance d'un art et d'une époque se joue là, et, dès lors, il n'aura de cesse d'en suivre les métamorphoses, guidé par deux amantes, Mathilde, une bourgeoise mariée, sensuelle, puis Anna, passionnée. Elles l'initient à Monet, présent de bout en bout, mais aussi à Courbet, Boudin, Degas, Flaubert, Hugo, Maupassant... Tous passent à Étretat ou dans son voisinage.

De la débâcle de la guerre de 1870 à la découverte de New York, de l'affaire Dreyfus au gouffre de la Grande Guerre, c'est tout un monde qui surgit, passe et cède la place à un autre. Dans la permanence des falaises lumineuses, la folie de Monet affrontant l'infini des Nymphéas. Le tout sous la plume d'un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup ressenti, aimé et perdu.

Fresque historique vertigineuse, saga familiale et amoureuse, évocation puissante de la pulsion créatrice : avec Falaise des fous, Patrick Grainville signe son roman le plus accompli, le roman d'une vie.

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Falaise des fous est son vingt-sixième roman.

Pages choisies par Annick Geille

Patrick Grainville, Falaise des fous, Seuil, janvier 2018, 656 pages, 22 €

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