Vincent Almendros. Extrait de : Faire mouche

EXTRAIT >

J’avais été, jusque-là, un homme sans histoire. Peut-être parce que j’étais né dans un village isolé, au milieu de rien. Car c’était ça, Saint-Fourneau, un trou perdu. Y revenir m’avait toujours paru compliqué. Il faut dire que ma mère, elle, y vivait encore.

Nous venions, Claire et moi, de quitter l’A75. Le soir était tombé. Les phares de la Nissan éclairaient maintenant la départementale en lacets. Depuis plusieurs kilomètres, nous ne croisions plus aucune voiture. Le paysage était devenu escarpé et montagneux, composé d’à-pics ou de reliefs rocheux boursouflés de végétation. Il se vallonna de nouveau, et les premiers panneaux indiquant Saint-Fourneau apparurent.

Lorsque, dans la nuit, je distinguai en contrebas de la route le champ de la Métairie, je ralentis, enclenchai le clignotant et bifurquai sur la droite pour descendre la pente goudronnée qui menait au hameau. La voie se rétrécit. Les roues de la voiture écrasèrent des gravillons. À faible allure, j’allai me garer devant un abri, où, sous une bâche, s’entassait du bois.

J’éteignis le moteur.

Mon cou était raide. Je me massai la nuque. J’étais fatigué par le voyage, mais tout s’était déroulé sans encombre. Je me tournai vers Claire, qui, à côté de moi, ne bougeait pas. Elle avait incliné le dossier de son siège vers l’arrière. Je ne voulus pas la réveiller tout de suite.

Je pris le temps de regarder le hameau, la silhouette de la maison et l’obscurité autour. J’attendis encore un peu, profitant de cet instant où il ne se passait rien, où il ne pouvait rien se passer, puis je finis par poser ma main sur l’épaule de Claire.

On est arrivé, dis-je.

 

À tâtons dans le noir, je cherchai l’interrupteur en laissant ma main glisser sur le mur.

J’allumai.

C’était toujours le même papier peint, avec des églantines rose-thé reliées entre elles par de longues tiges vertes. Ces motifs floraux se répétaient, à intervalles réguliers, de manière à former, sur chaque pan de mur, un vaste système vasculaire. C’est mieux que ce que tu avais décrit, dit Claire en découvrant sa chambre, puis elle posa sa valise contre le flanc d’une commode.

Après avoir tiré les rideaux, j’ouvris la fenêtre pour aérer. Dehors, l’air était lourd, densifié par une pesante moiteur. On entendait le grésillement sec et électrique d’insectes qui vibrionnaient dans cette chaude nuit d’août.

Mets-toi à l’aise, dis-je.
Claire alla s’asseoir sur le vieux lit de campagne, dont le bois sombre obscurcissait la pièce. Jouant avec le poids de son corps, elle s’enfonça plusieurs fois dans le matelas pour en éprouver la qualité.

Je t’avais prévenue, c’est rustique.

Elle s’assena, avec le plat de la main, un coup sec sur l’épaule. Zut, dit-elle, il y a des moustiques.

Je refermai la fenêtre et lui proposai de lui montrer la salle de bains.

Après quelques hésitations, la lumière apparut, blanche et crue, dans un tube à néon, éclairant l’affreux carrelage mural. Il y a une baignoire, c’est bien, dit-elle en se tournant vers moi.

Je ne répondis rien, mais lui souris.
Et toi, tu dors où ?
La porte juste là, dis-je en ressortant de la salle de bains pour lui indiquer l’autre extrémité du couloir.

Elle me suivit.

Nous vîmes tout de suite que le ménage n’avait pas été fait. Le parquet, qui craquait à certains endroits, paraissait poussiéreux dans la chambre du fond, d’invisibles particules flottaient en suspension dans l’air, et on pou- vait imaginer la présence de moutons sous les meubles.

Tu veux que je t’aide pour le lit ? me demanda Claire en constatant que le matelas reposait à nu, sans couette, sur le sommier.

Non, ça va aller, dis-je.

Je posai ma valise dans un angle avant de placer la housse de mon costume sur le dossier d’une chaise. Je regardai autour de moi les murs blancs, puis allai ouvrir une armoire, dont l’intérieur était garni de tablettes où s’étageait du linge. Je pris une paire de draps rêches, une couverture, ainsi qu’un couvre-lit matelassé et deux taies d’oreiller. Il s’exhalait de tout cela une forte odeur de naphtaline et d’humidité.

Claire me demanda si c’était ma chambre d’enfant. Je lui dis que non. Quand je revenais ici, l’été, avec mes grands-parents, je dormais dans la chambre à fleurs.

Et ta mère ?

Je ne répondis pas, car, les bras chargés, je venais de remarquer quelque chose au sol, près de la fenêtre. Je m’approchai.

Qu’est-ce que c’est ?

C’étaient des mouches. Cinq mouches mortes qui reposaient en famille sur les lames du parquet. Leurs corps très noirs étaient argentés par de délicates ailes transparentes. Je me demandais si elles étaient tombées d’épuisement à force de voler. Et soudain, je relevai la tête.

J’avais bien entendu.

On venait de toquer contre la porte, en bas, trois coups secs avec le heurtoir.

Nous restâmes quelques instants. Puis Claire s’approcha. Elle voulut savoir s’il fallait qu’elle vienne avec moi. Comme elle avait chuchoté sa phrase, je me mis à parler moi aussi à voix basse.

Attends un peu, dis-je. Et si c’est lui, rejoins-moi.

Je pensai à éteindre la chambre en sortant. Claire me suivit dans le couloir et me regarda descendre les marches, prudemment, en me tenant à la rampe. Arrivé en bas, j’allai ouvrir la porte d’entrée.

C’était lui.
Il était là, devant moi, vivant.
Hé, dit-il.
Je le reconnaissais à peine. Sous son épaisse tignasse blanche, sa figure rougeaude de paysan était bouffie.

Entre, dis-je.

 

Avec son ventre gonflé, sa veste de survêtement enfilée à la va-vite sur une chemise limée aux plis, mon oncle ressemblait à un vieil entraîneur de club de foot à la retraite.

Alors ? me demanda-t-il en s’avançant, puis il posa une main sur mon épaule. C’était moins un geste de tendresse que la nécessité de prendre appui sur moi. Il m’embrassa sur les joues. Les siennes, mal rasées, piquaient. Il sentait le tabac.

Tu ne dors pas ? Il est tard.

Hé, pardi, je vous attendais.

J’avais oublié à quel point son accent était roulant et rocailleux.

On vient tout juste d’arriver, dis-je.

Je sais. J’ai entendu la voiture.

Il regarda autour de lui comme s’il redécouvrait la maison. Pour lui aussi, elle devait être pleine de souvenirs.

Viens, suis-moi, dis-je.

Nous entrâmes dans la cuisine. J’avais remarqué que ses yeux brillaient. Je lui demandai s’il voulait que j’ouvre une bouteille de vin, mais il leva la main en signe de refus.

J’ai arrêté, dit-il.

Je hochai la tête d’approbation. Le bord de ses paupières était luisant, le bout de son nez enflé. Sa peau, très rouge et grumeleuse dans le cou, me faisait penser à celle des dindons qui traînaient autrefois en liberté dans le hameau. Ça ne se voyait pas vraiment qu’il avait arrêté de boire. Mais j’étais content de le revoir. Je m’assis face à lui, de l’autre côté de la table. Un premier silence s’installa entre nous.

Alors ? reprit-il soudain de sa voix rêche. Ça va bien, dis-je.
Je remarquai qu’il portait toujours sa chevalière dorée à l’annulaire, sur le chaton de laquelle le « M » de Malèvre était gravé.

Hé, ça faisait combien de temps qu’on ne s’était pas vu ? Son ton bourru pouvait laisser penser à un reproche.

Je ne sais pas, dis-je, je n’ai pas compté.

Ce n’était pas vrai. Mais je n’avais pas envie d’évoquer d’événement précis.

Tu verras, ici ça n’a pas trop changé, pour- suivit-il en regardant de nouveau autour de lui, et je me dis que ce devait être lui qui s’occupait de l’entretien de cette maison, car, malgré les années et bien qu’inhabitée, elle tenait encore debout.

Mon oncle se mit à acquiescer doucement, scandant par ces mouvements de tête le silence qui recommençait à gagner du terrain. Je sou- ris pour me donner une contenance. Claire tardait à descendre.

Et toi, comment vas-tu ?

Ma foi, dit-il en haussant les épaules. Sous sa chemise dépassait le liseré blanc d’un tricot de peau. Que veux-tu, c’est comme ça, enchaîna-t-il en sortant de la poche béante de son pantalon un paquet souple de Gauloises sans filtre. Tout en portant une cigarette à ses lèvres, il m’expliqua que, de toute façon, les médecins ne savaient rien.

Plus qu’une caractéristique familiale, j’avais longtemps cru que cette défiance envers le corps médical était une extravagance de la campagne. Quand il les eut jointes pour for- mer une sorte d’abri, je vis que ses mains tremblaient. Son briquet fonctionnait mal. Il dut s’y reprendre plusieurs fois.

Vous avez fait bonne route ? mâchonna-t-il.

C’était long, on a mis presque neuf heures. Ça roulait mal vers Grisac.

Hé, c’est toujours vers Grisac que ça coince, dit-il en plissant les yeux à cause de la fumée âcre qui s’échappait de la cigarette et emplis- sait la cuisine d’un voile.

Oui, c’est vrai, dis-je.

Je regardai discrètement ma montre. Je me demandais ce que fichait Claire.

Il fait chaud, non ? dis-je en défaisant un bouton de ma chemise.

Avec un aplomb d’autochtone, mon oncle m’assura qu’il pleuvrait demain dans la matinée. Mais, l’après-midi, la chaleur allait revenir. Il ferait chaud. Très chaud.

Ah, dis-je.

En revanche, il ne savait pas si nous aurions beau temps pour le mariage.

Espérons, dis-je.

Il y eut encore un blanc dans la conversation. Puis il reprit.

Hé, alors, ça te fait quoi, à toi, qu’elle se marie ?

C’est drôle, dis-je.

Drôle n’était pas le mot. Mais je n’allais pas dire la vérité à mon oncle. Lui dire que je n’avais pas envie de revoir ma cousine. Et encore moins ma mère. Que c’était parce qu’il allait mourir que j’étais revenu.

C’était inespéré, hein ? poursuivit-il avec un rictus railleur pour souligner que Lucie n’avait plus vingt ans. Il aimait se moquer de sa fille, mais j’étais certain que, sous ses airs acariâtres et revêches, il était content que ce mariage ait lieu. J’avais toujours songé que, malgré tout, il était attaché aux traditions. Et vous ?

Nous ?
Oui, vous, l’enfant, c’est pour quand ? Oh, dans six mois, dis-je en baissant la tête, on a encore le temps.

Mon oncle rétorqua que lui non, il n’avait plus le temps.

Allons, allons, qu’est-ce que tu racontes. Hé, je le sais, c’est comme ça. Qu’on le veuille ou non, dans six mois, je ne serai plus là.
Je ne cherchai pas, cette fois, à le contredire. Je m’obscurcis. Même s’il avait vécu encore longtemps, il n’aurait jamais vu cet enfant. C’est un garçon que vous attendez ?
C’est trop tôt pour le savoir, dis-je, et pour dissimuler la tristesse sourde qui me gagnait, je me levai pour chercher un cendrier. Ah, dis-je après avoir entendu des pas dans l’escalier, voilà Constance qui arrive.

Les pas se rapprochèrent. Toujours assis, mon oncle fixa l’embrasure de la porte de la cuisine pour guetter l’arrivée de Constance. Claire apparut, affichant un sourire enjoué. Excusez-moi, dit-elle, j’étais au téléphone.

Mon oncle se leva péniblement de sa chaise. Je lui désignai Claire de la main.

Je te présente Constance, dis-je.

© Les Éditions de Minuit 2018

© Photo : Arnaud Meyer

 

Quatrième de couverture > À défaut de pouvoir se détériorer, mes rapports s’étaient considérablement distendus avec ma famille. Or, cet été-là, ma cousine se mariait. J’allais donc revenir à Saint-Fourneau. Et les revoir. Tous. Enfin, ceux qui restaient. Mais soyons honnête, le problème n’était pas là.

Pages choisies par Annick Geille

Vincent Almendros, Faire mouche, Les Éditions de Minuit, janvier 2018, 128 pages, 11,50 €

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