Patrick Besson. Extrait de : Tout le pouvoir aux soviets

EXTRAIT >

Ma dernière nuit à Moscou, capitale de la Russie lubrique et poétique. La ville où les piétons sont dans les escaliers des passages souterrains et les automobilistes au-dessus d’eux dans les embouteillages. Avenues larges et longues comme des pistes d’atterrissage. Retrouver la chambre 5515 du Métropole ou aller boire un verre ailleurs ? J’aime sortir, mais aussi rentrer. Il y a ce club libertin sur Tverskaïa, où mes clients étaient sans moi hier soir, après la signature de notre contrat. Jamais dans un club libertin avec des clients, même après la signature d’un contrat : photos, puis photos sur les réseaux sociaux. Je travaille dans l’argent, et l’argent, c’est la prudence.

Va pour le club. Dans le goulet d’étranglement de l’entrée, un distributeur de billets qui annonce la couleur : celle de l’argent. L’air mélancolique des deux gros videurs. À droite le bar, à gauche des seins. Il y a aussi des seins au bar. Je compte – c’est mon métier – quatorze filles nues ou en sous-vêtements pornographiques. Peaux d’enfant, visages d’anges. Elles me dansent dessus à tour de rôle. Obligé d’en choisir une pour échapper aux autres. Je prends la plus habillée, ça doit être la moins timide. Et j’aurai une occupation : la déshabiller. C’est une Kazakh ne parlant ni anglais ni français, dans une courte robe qui, dans la pénombre, semble bleue. On discute du prix à l’aide de nos doigts. Je l’emmène dans une chambre aux murs noirs et sans fenêtres qui se loue à la demi-heure. Le cachot du plaisir. Le point faible de la prostitution moderne : l’immobilier. Les bordels de nos grands-pères avaient des fenêtres. Et parfois des balcons.

Au cours des trente minutes suivantes, m’amuserai à soulever puis à rabaisser la robe de la Kazakh sur ses fesses rondes et fraîches. Je veux bien payer une femme à condition de ne pas coucher avec elle. La fille m’interroge, par petits gestes inquiets, sur ce que je veux. Étonnée d’échapper à l’habituel viol. Je ne lui ai pas dit que je parle russe. Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir un papa communiste. S’il s’était douté que la langue de Lénine me servirait autant dans la finance, mon père m’aurait obligé à en apprendre une autre.
C’était juste après la mort de maman qui m’a toujours parlé français par haine de sa terre natale soviétique.

Sonnerie. Ce n’est pas un réveil, mais une minuterie. Les trente minutes de la location de la chambre et de la prostituée sont écoulées. La Kazakh me demande, toujours par gestes, si je veux la prendre une demi-heure de plus, puisque je ne l’ai pas prise. Je réponds en russe : niet. Dehors, je me dirige vers la place des Théâtres qui fut le théâtre de la version moscovite d’octobre 17. J’entre dans un long restaurant bicolore – chaises blanches, tables noires – presque vide. L’effet des sanctions économiques de l’UE et des USA contre le botoxé Poutine, idole des expatriés français en Russie ? Ou d’une mauvaise cuisine ? Le maître d’hôtel est assorti au restaurant : son corps bien proportionné est moulé dans une robe blanche à pois noirs. C’est une grande brune de type asiatique, sans doute une Sibérienne. Les Sibériennes sont des Thaïs qui n’ont pas besoin de danser sur les tables, ayant des jambes. Avec elle, je ne me contenterai pas de parler mon russe littéraire : le déploierai comme un drapeau sexuel. Qu’y a-t-il de plus rapide qu’un financier ? Peut-être un footballeur. Une négociation est un soufflé au fromage : ne doit pas retomber.
Je fais ma première offre à la Sibérienne : un verre après son service. Tania – les femmes russes n’ont, depuis des siècles, qu’une dizaine de prénoms à leur disposition, c’est pourquoi Tania s’appelle comme ma défunte mère – ne sourit pas. Elle me regarde avec une insistance étonnée. Elle dit qu’elle n’a pas soif. A-t-elle sommeil ? Si oui, je l’emmène à mon hôtel. Il faut d’abord, me dit-elle, qu’elle appelle son mari pour obtenir son accord. Je lui dis que je peux l’appeler moi-même. Entre hommes cultivés, nous finirons par trouver un arrangement. Qu’est-ce qui me fait croire que son mari est cultivé ? demande-t-elle. Elle entre dans mon jeu, c’est bien : on progresse vers le lit. Je ne réponds pas car ce n’est pas une question, juste un revers lifté. Elle dit que, bien sûr, elle n’est pas mariée, sinon j’aurais déjà reçu une claque, bientôt suivie d’une balle dans la tête administrée par ledit époux. Je propose que nous allions nous promener autour de l’étang du Patriarche.
Elle me demande si je suis romantique. Non : boulgakovien. Le numéro deux dans le cœur sec de maman, après Pouchkine.
– Votre mère était russe ? m’interroge la Sibérienne.
– Oui. Ça ne se voit pas ?
– Si.
Moscou toujours un peu mouillée la nuit. Les voitures glissent sur l’immensité des rues. Il n’y a plus de tragédie socialiste dans l’air, rien que l’innocente recherche du sexe. Tania me prend le bras, comme une vieille amie.
– Allons dormir, je suis fatiguée.
Quels surprise, déception, arnaque, crime me réserve, une fois franchie la petite porte du grand hôtel, cette longue inconnue au visage d’une éblouissante symétrie ? La salle de restaurant du Métropole est ouverte, mais le service est terminé. Le lustre et la fontaine dorment dans la pénombre en attendant le petit déjeuner. Où sera servi du champagne, comme en Allemagne ou au Mexique. Mon métier consiste notamment à prendre mon petit déjeuner dans beaucoup d’endroits différents sur la planète.
– C’est là que mon arrière-grand-père Vladimir Dodikov travaillait, dit Tania.
Dans les pièces hautes de plafond, on a tendance à regarder le plafond. Ce que nous faisons.
– C’est bien peint, dis-je.
– Mon arrière-grand-père n’est pas peintre et il est mort en 1968.
– Maître d’hôtel, lui aussi ?
– Je ne suis pas maître d’hôtel : j’ai des parts dans l’établissement. Cette salle était le siège du Comité exécutif central de Russie, après que les bolcheviks eurent quitté Petrograd pour Moscou et avant qu’ils ne s’installent au Kremlin.
Ni serveuse ni prostituée : historienne.
– Ton arrière-grand-père a fait la révolution ?
– Oui. Après, il a été l’un des dirigeants de l’Union des écrivains. C’était un salaud.
– Mon père est communiste.
Je cours le risque, en faisant cet aveu à Tania, de la voir ressortir aussitôt du Métropole et disparaître dans la Teatralny Prospect, d’autant qu’elle a lâché mon bras. J’aime les risques ; ils se marient bien avec la prudence. La Russe tourne vers moi son front pur souligné par une cascade de sourcils et d’yeux noirs. Soupire :
– Il y a des salauds dans toutes les familles.
– Être communiste en France, ce n’est pas comme avoir été communiste en URSS.
C’est un argument de mon père, toujours accueilli par ma mère ex-soviétique avec le même grincement de mots : « C’est pire parce qu’en URSS, ils ont une excuse : ils n’ont pas le choix. »
Tania reprend mon bras avec une force d’institutrice pas contente et dit :
– On ne va pas entamer une discussion politique à cette heure-là.
– Que veux-tu entamer comme discussion ?
– Toutes les finir.
Notre premier baiser devant l’ascenseur n’aura pas lieu. Peut-être ne va-t-on pas s’embrasser de la soirée. De la nuit. « Avec les femmes russes, dit souvent papa qui n’en a pourtant épousé qu’une, on ne sait jamais ce qui va arriver. La plupart du temps : rien. »
Devant la porte de ma chambre, je glisse une carte magnétique dans ce qui n’est plus une serrure, me demandant comment étaient les clés et les serrures du Métropole quand mon père est venu à Moscou en novembre 1967 et quand Lénine y est arrivé en mars 1918.
– Tu as vue sur le Bolchoï ? interroge Tania.
– Sinon tu n’entres pas ?
– Ne te fie pas aux apparences : je ne suis pas lourde, mais je n’en suis pas légère pour autant.
– Tu fais bien ton 57 kilos.
– 53.
Son arrière-grand-père – ou un autre bolchevik – a-t-il occupé, au début du siècle dernier, ce grand lit dont il est difficile de faire le tour, à cause de la proximité des murs ?
– Je tiens à ce que tu saches que je suis d’une excellente famille, dit Tania.
– Il y a quand même un communiste dans ton arbre généalogique.
– Dans le tien aussi.
– C’est peut-être ce qui nous a rapprochés. Outre mon physique de prof de ski savoyard et ta beauté de Sibérienne.
– Sibérienne par ma mère, russe par mon père. Maman est née Aïtmatova. Elle écrit des romans sous ce nom, elle préfère. Il y en a un en français.
– Je ne lis pas les romans.
– Pourquoi ?
– Je suis banquier.
L’expression volte-face a-t-elle été inventée par une femme russe ou par un homme qui avait dit à une femme russe une phrase inappropriée ? J’ai l’impression que personne, depuis ma naissance, ne m’a jamais fait autant volte-face.
– Dans le restaurant, tu m’as dit que tu étais répétiteur de français à l’université Lomonossov.
– Je ne me souviens plus de mes mensonges, c’est le signe que je suis en train de tomber amoureux.
– Pourquoi m’as-tu menti ?
– À Moscou, je ne dis pas que je suis banquier, sinon toutes les filles me sauteraient dessus comme dans un club de strip-tease.
– Moi, dit Tania, je ne saute que sur les répétiteurs de français. Salut.

© Stock 2018
© Photo : Julien Falsimagne

Quatrième de couverture > Marc Martouret, jeune banquier né d’une mère russe antisoviétique et d’un père communiste français, porte en lui ces deux personnes énigmatiques dont on découvrira les secrets tout au long du roman qui nous emmène du Paris de Lénine en 1908 au Moscou de Poutine en 2015, ainsi que dans l’URSS de Brejnev pour le cinquantième anniversaire d’octobre 17. L’épopée révolutionnaire, ses héros et ses martyrs, ses exploits et ses crimes, ses nombreuses ambiguïtés, sont ressuscités au fil des pages. Trois histoires d’amour se croiseront et seule la plus improbable d’entre elles réussira. Tout le pouvoir aux soviets est aussi une réflexion, chère à l’auteur, sur les rapports entre le pouvoir politique quel qu’il soit et la littérature.
Le titre est de Lénine et on doit la construction aux célèbres poupées russes.

Patrick Besson a 61 ans. Tout le pouvoir aux soviets est son trente sixième roman.
Il a reçu trois décorations en Serbie et une en France. Il est chroniqueur dans deux périodiques :
Le Point et Grand Seigneur. Il a deux fils : Paul et Oscar. Il est supporter de sept clubs de football : OGC Nice, AS Monaco, l’Etoile Rouge de Belgrade, Amiens SCF, PSG, Blanc-Mesnil SF et, surtout le Red Star FC. Il est juré dans trois prix littéraires : le prix de la Petite Maison de Nice (Président), le prix de la Bastide de Gordes et le prix Renaudot. Il est un quart juif.

Pages choisies par Annick Geille

Patrick Besson, Tout le pouvoir aux soviets, Stock, janvier 2018, 256 pages, 19 €

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