Lukas Bärfuss. Extrait de : Hagard

EXTRAIT >

Et elle est là. Elle apparaît dans un éclair de diamant, au premier rayon du soleil. Sa lumière est blanche et dorée et remplit le ciel et les terrasses des toits, le cuivre des tuiles flamandes flamboie et forme des bordures d’un rouge liquide. Bleues maintenant toutes les couleurs, la lumière scintille dans ses yeux et l’éblouit. Elle s’avance avec les chœurs du matin et fait fuir l’ombre hors de sa présence. Les sombres lambeaux se retirent dans les niches des avant-toits, le noir se couche comme un démon mineur. Lui, dans l’ivresse, met une main en visière, de l’autre il s’accroche à la portière et se place dans les flots de photons. L’écume argentée de la première heure l’enveloppe et veut l’emporter. Sa splendeur ne fait aucun doute, tout doit se détourner de cet éclat, est ébloui quiconque ne baisse pas les paupières.

Elle ne s’est pas placée au soleil, hier sous les châtaigniers ; c’est le soleil qui l’a suivie à son signal. Elle règne sur la clarté et l’obscurité et enjoint au ciel d’envoyer un nuage pour réfracter la lumière, masquer le blanc et tamiser l’or. La vapeur d’eau dans le ciel disperse la lumière de façon diffuse, l’éclat revient dans l’écrin d’une nappe de brouillard, et dans ces reflets opaques il la reconnaît, sous les traits d’une employée en robe fourreau, un trench-coat clair trois quarts, deux doigts au-dessus des genoux. Des jarrets presque transparents, des mollets graciles sans défauts, des cheveux relevés par une modeste barrette au vernis noir.

La lumière n’est pas seule dans l’univers. La matière existe par ailleurs et exige de la discipline. La matière ? Dans les basses sphères de l’existence, elle est qualifiée de substance. Bric-à-brac. Bazar. Et ce truc, aussi misérable et de piètre qualité soit-il, est le destin des mortels. Ils ne passent pas un jour sans tôle, bloc de bois ou chiffon, comme ce morceau de coton avec une fourrure d’agneau et une capuche, qui est appelé parka et dont la marque porte un nom anglais, Holbrook, mais n’a en réalité jamais, dans aucune étape de production, vu le territoire britannique, bien au contraire, cueilli au Punjab et rapiécé dans un atelier de misère hors de Chiang Mai par un jeune tuberculeux de dix-sept ans. Il a besoin de cette loque qui protège son corps du froid et de la honte. Et aussi minable que soit le loden, il aurait dû le préparer. Mais il ne l’a pas fait. L’a négligemment laissé sur le siège passager. Même s’il sait combien elle a le pied léger. Et alors que la déesse est parvenue au milieu de la place, il plonge de tout son long dans la voiture, saisit désespérément la pièce sans tenue. Voilà. Il a la parka. Bon. Ça ne suffit pas. Il lui faut aussi son téléphone, qui n’est malheureusement pas fourré dans la poche intérieure, il se trouve sur le tableau de bord. Il l’attrape. Tout est là. Il peut y aller. Peut-être. Peut-être a-t-il encore besoin de son porte-monnaie. Sa fortune, son identité. Pourrait être utile. Mais la peau de porc a pris la poudre d’escampette, le geste de contrôle dans la poche intérieure gauche est en tout cas infructueux. Il replonge donc, tandis qu’elle continue de traverser la place, d’un pas léger et vif, et disparaît bientôt de son champ de vision, à l’intérieur de la voiture – mais où est ce fichu porte-monnaie ? Il n’est pas sur le siège, pas sous le siège, pas dans le vide-poches. Ah, trouvé. Tout au fond de l’interstice entre le siège du conducteur et la console centrale, il est là.

Savoir où se trouve une chose ne veut pas dire en disposer. Il voit le porte-monnaie mais ne peut pas l’atteindre. Ta déesse est presque à la gare et tu cherches tes effets. Qu’y a-t-il ? Tes doigts sont trop gros ? Ta cervelle est molle ? As-tu besoin d’un café ? Es-tu en cure de désintoxication ? Que fais-tu maintenant ? Tu pleures ?

Il sent sa tête chauffer, il cherche son porte-monnaie avec frénésie et glisse la main entre caoutchouc mousse, cintre en métal et plastique. Les doigts se tordent, une carte de crédit s’enfonce dans le lit de l’ongle, la petite peau se déchire, mais il n’arrive quand même pas à attraper le cuir. Inutile.

Regarde donc par le pare-brise. Tu la vois ? Ce petit point à hauteur du terrain de sport, c’est elle. Et tu veux la rattraper ? Comment ?

Il se hisse hors de la voiture. Des pièces tintent dans la poche de son pantalon, la monnaie rendue hier après-midi. Combien ? Peu. Très peu. Ça suffit pour un café, pas pour un deuxième. Tu devras t’en contenter. Vivre sur les réserves. Désagréable, oui, mais qui veux-tu en rendre responsable ? L’univers ? Le destin implacable ? Ou qui ?

Elle se dirige vers la gare, par le même chemin qu’elle a pris hier. C’est son alternance. Retour du terrier à la nourriture. Il court sur la place, il sent les regards qui se fixent sur lui et se demandent comment il peut encore y arriver. Elle est jeune, souple, agile, reposée et rassasiée et se glisse de la chaussée au trottoir, se faufile à travers le terrain, évite les flaques verglacées en sautillant. Mais lui avance courbé, l’estomac vide et acide, sa bouche ouverte expulse des nuages de buée, à sa lèvre pend un filet de bave qu’il essuie avec la manche.

À l’approche de la gare, la foule augmente. L’asphalte est marbré de veines de givre. Des silhouettes se hâtent vers les quais, sans contraste dans la lumière diffuse du matin, certaines ont un reflet bleu sur le visage. Elles suivent le chemin à l’aveugle, apprêtées pour le service. Des sacs compacts, des boissons dans les poches latérales, chacune est propre, peignée, fin prête. Hier il était l’une d’elles, aujourd’hui il les méprise. Il en est séparé et ne fera jamais partie de ce cortège. Les hommes se croient en concurrence les uns avec les autres et cette foi les fait avancer, en réalité ils servent une seule et même chose, une chose qui est perdue pour lui. Il ne les a encore jamais vus ainsi. Ils sont blasés mais dorment encore. Ils dorment toujours. Il est affamé, oui, épuisé par la nuit blanche, fauché, trempé, mais il est éveillé. Éveillé pour le bruit le plus léger, pour la lumière la plus faible, pour la moindre contingence. Il perçoit le murmure sortant de leurs écouteurs, entend les paroles, les voix qui conduisent chacun à sa destination. Il voit la lumière à l’entrée des maisons, les papillons publicitaires qui traînent par terre. Les lampes tachées de moustiques écrasés. Les façades en miroir reflètent des silhouettes qui se dirigent vers la gare à travers le paysage lunaire de l’asphalte, où elles plongent dans la froideur des néons du passage souterrain et se répartissent en trois axes – droite, gauche et tout droit vers les escaliers du fond. Les gens ne semblent pas le remarquer, l’homme qui est parmi eux et ne fait pas partie de leur monde, qui halète en les dépassant et ne perd pas des yeux une nuque bien précise, une nuque rayonnant dans la foule, nue parmi les cache-cols en laine des employés. Autour de son cou, qu’il voit à présent, brille un collier fin comme un cheveu, avec un fermoir pas plus grand qu’un grain de riz, il s’y tient, c’est son étoile polaire.

Une gueule carrée se met dans son champ de vision, un type avec des tifs dans la nuque, blond, frisé, à abattre. Il plonge enfin à gauche, disparaît, et il l’a de nouveau. Elle monte sur sa gauche, danse sur les marches comme si elle ne portait aucun poids. Elle est aérienne, aucune pesanteur ne l’attire vers le bas. Mais lui. Il a des absences. Pense à un café chaud et essaie d’estimer le montant qui est dans la poche de son pantalon. Deux pièces de deux, peut-être deux de un, plus la petite monnaie. Il n’arrive pas à plus de huit.

Il se trouve maintenant sur le quai. La jeune femme dont il n’a pas encore vu le visage se faufile jusqu’au bout du quai entre les gens qui attendent le train. Elle se tient à ciel ouvert, tournée vers les lumières plus au sud. Des feux de position sur les mâts de radiodiffusion, des feux de signalisation pour les bateaux-nuages, au premier plan, des rangées étalées de réverbères répandent une bouillie jaune par-delà les voies. Le soleil est encore bas. Les ombres portent loin.

© Zoé 2018

©Photo : Frédéric Meyer

 

Quatrième de couverture > Des ballerines bleu prune, une fourrure, une nuit froide dans une voiture, un porte-monnaie égaré, une pie, une chaussure perdue, un mathématicien japonais décédé…

Au fil du récit et de ces faits épars, le narrateur suit Philip, un promoteur immobilier dans la fin de la quarantaine, à travers Zurich. Lui-même suit, sur un coup de tête, une femme aux ballerines bleu prune, d’abord par jeu pour tuer le temps avant un rendez-vous professionnel, puis par obsession. Il abandonne sa vie ordinaire, mû par cette idée fixe, et perd tout au fur et à mesure que la batterie de son téléphone se décharge : son argent, une chaussure, sa voiture, le sens des réalités.

Lukas Bärfuss livre un roman haletant et lucide sur notre dépendance à la technologie, l’individualisme de la société contemporaine, l’amour et le fil très ténu auquel tient notre existence.

Né à Thoune en 1971, Lukas Bärfuss est un écrivain et dramaturge suisse dont les pièces sont jouées dans le monde entier. Il a obtenu l’équivalent du Goncourt suisse, le Schweizer Buchpreis, pour Koala en 2014. Hagard a figuré dans la sélection du prix de la Leipziger Buchmesse en 2017.

Pages choisies par Annick Geille

Lukas Bärfuss, Hagard, traduit de l’allemand par Lionel Felchlin, Zoé, mars 2018, 160 pages, 18 €

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