Michel Bernard. Extrait de : Le Bon Cœur

EXTRAIT >

Cette fois, il la gifla. Robert de Baudricourt le regretta aussitôt, mais lorsque le regard de la jeune fille, un instant détourné par le coup, revint se planter dans ses yeux, la colère qui avait fait partir son bras se ranima. Les mots ne passaient pas sa gorge. De la main qui avait frappé, il montra la porte vers laquelle Durand Laxart entraînait celle qui venait de mettre hors de lui le seigneur de Vaucouleurs. Lorsqu’il put crier, la jeune fille baissait la tête sous le linteau et s’engageait dans l’escalier. La fureur du maître des lieux ne toucha que la pierre de la muraille. Laxart, dans l’ombre où flottait la jupe rouge, distinguait la trace des doigts du capitaine sur la joue de sa cousine. Ils en avaient chassé la couleur qui empourprait le reste de son visage.

Ils avaient été reçus au château une première fois, huit mois plus tôt, en mai, le jour de l’Ascension, et Jeanne, dans la même salle où flambait une grosse bûche, avait répété au sire de Baudricourt ce qu’elle avait dit à son cousin, chez lui, dans son village de Burey, entre Domremy et Vaucouleurs : qu’elle avait reçu de Dieu mission d’aller en France, d’y parler au dauphin Charles, puis, avec l’armée, ayant défait les Anglais, de le mener à Reims pour qu’il y soit couronné. Alors, par les forces unies du royaume, l’envahisseur serait chassé, la France sauvée et la chrétienté en paix. Pendant cette première entrevue, Baudricourt avait souri. Il avait remercié Laxart de lui avoir amené cette ingénue pour le distraire de ses soucis. Des folles, des illuminées, il en avait vu des dizaines depuis quinze ans qu’il commandait la place au nom du roi, mais comme celle-là, qui non seulement lui demandait une lettre de recommandation et une escorte pour la conduire sur la Loire, auprès de son souverain, mais prétendait qu’il lui donnerait, à elle, cette gamine, l’armée à conduire, ça, jamais il n’avait connu. Les extravagants couraient les rues et la campagne en ces temps calamiteux. La guerre, la famine et les épidémies les faisaient sortir de nulle part, pulluler et brailler sur les places, les carrefours et jusqu’aux porches des églises, chaque fois en se réclamant de Dieu, de la Vierge et de tous les saints. Il se trouvait toujours des crédules pour se rassembler autour, réclamer qu’on leur prête foi et exiger des autorités qu’elles agissent comme ils le prescrivaient. Généralement, ces exaltés finissaient mal. Laxart était pourtant un homme sérieux, un laboureur honorable, les pieds sur terre, qui, à l’occasion, savait manier le gourdin pour le bon ordre des choses. Qu’est-ce qui lui avait pris de lui amener cette fille ? On ne pouvait se fier à personne.

Baudricourt s’était éloigné du feu. Entré dans la chambre de vue aménagée dans l’épaisseur de la muraille, il regardait par la fenêtre. La Meuse en crue glissait une grande largeur d’eau trouble et silencieuse. Sur ses rives, les saules, les buissons et l’herbe étaient rabougris, blanchis par le gel, par-dessus dormait la nuée, lourde et butée. En face, où s’élevait le flanc crayeux de la côte de Pagny, commençait le duché de Lorraine. Le fleuve débordé et le rude hiver de 1429, mieux que la parole donnée et des signatures sur un parchemin, garantissaient la trêve récemment conclue avec les Anglais et les Bourguignons. Chacun chez soi, en attendant mieux. Le territoire tenu par Robert de Baudricourt se réduisait à pas grand-chose : la forteresse, Vaucouleurs et quelques villages alentour. Le roi, sa cour, ses généraux et son armée étaient loin, à dix jours de cheval. Aux confins du Barrois, au milieu de la petite ville, de sa garnison rabotée par les combats et des pauvres gens vivant sous les murs du château fort, le capitaine résistait. Fièrement, dignement, tenir la parole donnée, que pouvait-il faire d’autre ? Il n’avait pas frappé si violemment, n’est-ce pas, sinon sa main lui aurait décollé la tête. Et puis, elle l’avait bien cherché, la satanée donzelle, à soutenir ainsi son regard. Avait-on jamais vu une paysanne s’adresser à un chevalier sur ce ton ? À croire qu’elle l’aurait commandé, lui, le sire de Baudricourt.

Il regrettait son geste. Il aurait dû lui parler. Elle n’était pas comme les autres. Grande, carrée d’épaules, bien campée sur ses jambes, le visage ouvert, les yeux vifs, le regard profond, intense. Cette fille avait surtout besoin d’un mari, et il aurait fort à faire. C’est ce qu’il avait dit à Laxart la première fois, en lui recommandant de la raccompagner vers la maison de son père pour qu’il lui remette les idées en place d’une bonne paire de claques. Paysan têtu, il était revenu avec elle une deuxième fois, et c’est lui, Baudricourt, qui avait dû administrer à cette joue fraîche le traitement approprié. On n’avait pas idée de pareille effrontée. Elle était revenue cet hiver tout aussi folle, et avec quelle assurance. Et quelle éloquence… Elle aurait dû prêcher à la place du curé. Cela aurait fait venir plus de monde à la messe. Cette pensée l’amusa.

À l’Ascension, c’est Laxart, son cousin, qui avait surtout parlé, pour la présenter et dire qu’il avait confiance en elle et en ses révélations. Elle entendait des voix, qui venaient du ciel, disait-elle, depuis l’âge de douze ans. Elle les avait entendues pour la première fois dans le jardin de son père, vers midi, accompagnées d’une grande lumière. Et ce sont elles qui l’exhortaient, lui commandaient d’aller en France délivrer le royaume. Pendant la deuxième entrevue, huit mois plus tard, elle n’avait plus laissé le soin à son parent de la présenter. Sans ciller, elle avait répété la mission qui lui avait été confiée par le divin commandement, en le regardant droit au visage, les yeux dans les yeux. Elle avait présenté une demande. Pas une supplique, une demande. Ses voix prétendues, sa folie, lui avaient donné un aplomb hors de toute mesure. Elle avait appris qu’Orléans était assiégé depuis la mi-octobre et prétendait libérer la ville en conduisant l’armée française à la victoire. On l’attendait là-bas. Il fallait absolument que lui, sire de Baudricourt, l’aide à s’y rendre. Et vite. C’était quasi un ordre que cette jeune bouche affirmait rapporter du jardin paternel jusqu’à lui. « Dieu commande. » Un programme de reconquête né dans les choux d’hiver ! Elle n’avait pas volé sa gifle. Plus il y pensait, plus il la regrettait. L’avait-il vraiment giflée ? C’était tout au plus une bourrade, une chiquenaude, comme on en donne aux enfants qu’on instruit, aux soldats dont on est content.

Les jours suivants, Baudricourt avait beau revoir la scène dans tous ses détails, se rappeler les paroles de la jeune fille, ses yeux, son arrogance, pour se convaincre que le réflexe de son bras était naturel et bien fondé, ça n’allait pas. Le malaise persistait, le rongeait. Il s’en voulait. Elle avait réussi au moins ça, cette petite idiote. Il avait mené son enquête, pris des informations. La jeune fille avait bonne réputation, comme toute sa famille, des braves gens de la vallée, pieux et travailleurs, payant l’impôt à leur seigneur et à l’Église. Baudricourt connaissait son père, Jacques, un Champenois venu épouser en bord de Meuse une fille du pays, Isabelle Romée, et cultiver la petite terre du village de Domremy qu’elle apportait en dot. Il en avait tiré le meilleur et leur bien s’était accru. L’excitée était la cinquième et la dernière de la famille. Baudricourt savait que la fille se maintenait contre la volonté de son père à Vaucouleurs, chez Henri et Catherine le Royer, honnêtes et généreux bourgeois subjugués. Elle avait aussi ensorcelé Laxart, un cousin de sa mère. On ne pouvait comprendre autrement que le laboureur se soit laissé embarquer dans cette farce. Des habitants de Vaucouleurs, comme la logeuse, avaient eux aussi prêté une oreille complaisante à la bonimenteuse et la soutenaient. Ils étaient chaque jour plus nombreux. Des rumeurs favorables, merveilleuses, se répandaient dans le pays. On lui prêtait des miracles. Il y avait de ses partisans jusque dans la garde du château. Personne n’osait lui reprocher la gifle, mais il savait qu’on en causait et que les avis n’étaient pas en faveur du capitaine.

Les gens avaient la tête faible, la mémoire courte. La violence ne les gênait pas lorsqu’elle s’appliquait à la soldatesque bourguignonne. Ils venaient au spectacle lorsqu’il faisait pendre sur la place du marché de ces pillards et violeurs qui les tourmentaient. Des années de bons et loyaux services, des combats sans fin, une défense avisée de la place, économe en hommes et argent, une garnison aguerrie et disciplinée, tout cela, ce capital d’expérience, gage de sagesse, ne pesait plus grand-chose rapporté à des présages et prophéties de carrefour. On en était arrivé au point où les gens ne l’appelaient plus « la fille de Domremy », ou « la Jeannette de Domremy », mais « la Pucelle ». Comment pouvaient-ils gober ça ? À dix-sept ans, des pucelles il n’y en avait plus que dans les couvents, et encore. Les autres étaient mariées, avaient fait un ou deux enfants ou bien étaient parties avec des soldats. C’est ce qui finirait par arriver à celle-ci. Les informateurs du capitaine lui avaient révélé que Jacques d’Arc, son père, avait essayé de la marier à un brave garçon rencontré à Neufchâteau l’été dernier. Elle avait fait faux bond et il y avait eu procès au tribunal ecclésiastique de Toul à la requête du promis dépité. D’Arc avait une nuit rêvé que sa fille filait avec une bande de routiers. Au réveil, il avait menacé de la jeter lui-même dans un trou de la Meuse si jamais elle en esquissait l’intention. Et, si lui ne le pouvait, ses frères le feraient pour l’honneur de la famille. Courir la campagne, flairer la mâle odeur de la guerre, le pauvre homme avait bien compris ce qu’elle avait dans la tête. Le père connaissait sa fille. Il l’aimait. Il la croyait sans doute en ce moment à Burey, auprès de la femme de Laxart qui relevait de ses dernières couches.

Elle était partie. On l’avait vue, à dos de mule, prendre la route de Bar avec Durand Laxart et un de ses amis, Jacques Alain, lui aussi converti. Elle avait dit qu’elle le ferait, avec ou sans aide, et elle l’avait fait. Son petit équipage, mêlé à quelques pèlerins et commerçants, s’était dirigé vers le nord-ouest. Elle se jetait dans la gueule du loup. Ce côté était infesté de Bourguignons et, comme la rumeur de son programme fantastique s’était répandue à la ronde, les soudards qui mettraient la main dessus ne feraient pas de quartier. Au mieux, ils se contenteraient de l’occire. Baudricourt lança sur les talons de la fille deux de ses hommes, avec ordre de rentrer le jour même, qu’ils l’aient retrouvée ou pas. Ils rentrèrent seuls, transis, leurs chevaux luisants de pluie glacée, à la tombée du soir. Tandis que de leurs lèvres encore blanches et malhabiles ils faisaient leur rapport, le capitaine regardait par la fenêtre du couchant s’épaissir la nuit sur la forêt.

Le lendemain, au milieu de la journée, Baudricourt fut prévenu que la fille et son cousin étaient de nouveau en ville. Recueillis à quelques lieues de Vaucouleurs par les moines de l’ermitage de Saint-Nicolas-de-Septfonds, renseignés sur la présence de l’ennemi et son activité, ils avaient été dissuadés de poursuivre et avaient fait demi-tour. Toute la ville en avait été informée, mais, loin d’entamer le crédit de la Pucelle, cette tentative avait accru l’enthousiasme des habitants. Ils étaient en train de se cotiser pour lui acheter un cheval et des habits d’homme à ses mesures. Ils donnaient leur avis sur le meilleur itinéraire pour aller vers la Loire et faisaient ouvertement grief à Baudricourt de sa pusillanimité. Si les bons moines avaient empêché qu’elle soit prise et tuée, c’est que la main de Dieu était sur elle.

© Éditions de La Table Ronde, 2018

© Photo : Hélène Bamberger

 

Quatrième de couverture > Le Bon Cœur est le roman d’une voix, celle d’une paysanne de dix-sept ans qui retint le royaume de France sur le bord de l’abîme, le sauva et en mourut. Elle changea le cours de l’Histoire en réveillant dans le cœur usé des hommes la force de croire et d’aimer.

Le dernier ouvrage de Michel Bernard, publié à La Table Ronde, Deux remords de Claude Monet (2016), a reçu les prix Libraires en Seine et Marguerite Puhl-Demange.

Pages choisies par Annick Geille.

Michel Bernard, Le Bon Cœur, La Table Ronde, janvier 2018, 240 pages, 20 €

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