Dominique Noguez. Extrait de : L’Interruption

EXTRAIT >

Et sa jeunesse, son increvable jeunesse ? Elle s’usait, tout de même. Il ne battait plus son neveu à la nage. Il mettait plus d’une minute à monter les quatre-vingts marches de son escalier. Il rentrait des boîtes de nuit bien avant l’aube. Il s’indignait moins. Il pardonnait plus. Il mettait plus de temps à faire ses valises pour partir en colloque ici ou là. Mais il savait toujours par cœur les débuts de romans ou de poèmes qu’il aimait : « Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés... » ou bien : « Ce toit tranquille, où marchent des colombes... » Ou encore la première page de la Recherche jusqu’à « Je m’endors ». Ou ses chansons préférées, « Under My Thumb », « Revivre », « Nel blu dipinto di blu », il les chantait toujours d’une belle voix, ses chansons. Et il trouvait encore d’assez bons titres à ses articles pour la Revue de métaphysique et de morale.

C’est la suite qui faisait problème. Du moins, ce matin-là. « Nier, dénier, renier. » Des paragraphes lui venaient, mais par où commencer ? Et, surtout, comment finir ?

 

Il sortit. Pour un jour de novembre à Paris, le ciel était très bleu. Le Grand Palais avait des teintes crémeuses, beiges, jaunes. Au-dessus, les verrières étaient totalement transparentes. Des pigeons s’envolèrent, chassés par une corneille. Il marcha vers la Seine. Il y avait des promeneurs, déjà, des touristes. Il croisa une Indienne en sari jaune, puis un jeune homme brun athlétique, son fils ou son amant. Il remarqua sa peau mate, la symétrie de ses traits à la fois virils et doux, ses yeux noirs, ses cils.

Pourquoi, pensa Adrien, ce corps n’était-il pas à lui plutôt qu’à cet Indien qui venait de s’arrêter pour prendre une photo de sa mère (oui, décidément, c’était sa mère) ? Il s’imagina très bien dans ce nouveau corps : autre avenir, autres grâces, peut-être aussi un mal caché – qui sait si ce jeune Indien n’allait pas mourir dans une heure d’un infarctus précoce ?

Son portable vibra. Il écouta sans décrocher. C’était Riquiert qui lui annonçait que son manuscrit passerait mardi au comité de lecture. « Je te tiens au courant. » Il arrivait au pont Alexandre-III. Autre gémissement du portable. Il entendit : « C’est Aurélie. Je peux passer ? » Cette fois, il avait décroché : « Dans une heure, si tu veux. » Il s’était pourtant juré de ne pas la voir avant d’avoir fini son article. La voix de la jeune fille avait fait son effet. Un peu voilée, intimement érogène, malgré, cette fois, un rien de nervosité.

 

Aurélie n’attendit pas qu’il la déshabille, comme il aimait faire. Elle s’était mise au lit, les couvertures jusqu’au menton. Quand il approcha, elle se redressa d’un coup, comme un diable sortant de sa boîte, et l’agrippa sans dire un mot. Elle ne dit d’ailleurs pas grand-chose de toute leur rencontre. Elle avait laissé ses cheveux châtains en liberté. Ses belles lèvres charnues restaient entrouvertes. Elle le regardait tantôt avec intensité, tantôt avec cette sorte d’inexpressivité où il ne savait quoi lire : amusement, léger mépris, indifférence, désarroi, et peut-être un peu de désir, quand même. À un moment, elle était placée sur lui, tête bêche, il admira l’émouvant arrondi de ses fesses, les poils frisés de son pubis, le fin grain de sa peau si blanche. À un autre moment, il s’était surpris à manquer de concentration. Il s’était mis à repenser à son article. Mais, guidant de la main le sexe d’Adrien, elle avait pris soudain l’initiative d’une pénétration un peu précipitée, comme pour en finir. En fait, elle fit expertement durer les choses. Il se sentit bien, jusqu’à éprouver cette reconnaissance qu’inspire un acte sexuel bien fait et qui peut devenir l’amorce d’un sentiment.

Ce qui n’était pas le cas. Adrien avait plaisir à jouir de ce joli corps (souple et jeune, si jeune !), mais on ne peut pas dire que c’était de l’amour. Ce n’en avait jamais été. Même les premières fois, quand il avait eu la surprise, très agréable somme toute, d’être dragué par elle. Certes, il était son directeur de recherche. Mais il n’aurait pas été moins bienveillant avec elle s’ils n’avaient pas couché ensemble. D’ailleurs, dès leur deuxième rencontre, elle lui avait clairement fait comprendre qu’elle se fichait pas mal de sa thèse et qu’en réalité elle avait besoin d’argent.

Au moment où elle s’apprêtait à quitter l’appartement, toujours muette, Adrien eut cette réplique immortelle :

— Sinon, ça va ?

Elle répondit par une moue qu’il n’eut aucun mal à interpréter. Il alla prendre deux billets dans le tiroir de son bureau et les glissa dans la poche latérale de son anorak.

— Peut-être que tu devrais déménager.

Allusion au studio qu’elle avait tant de mal à payer, à Alésia. Au début de leur relation – et c’était toute la vénalité à laquelle il avait d’abord consenti –, il lui avait, pour la dépanner, passé les clés de la chambre de bonne du dessus. Mais ça n’avait pas marché, ils étaient trop proches, il l’entendait rentrer le soir, quelquefois accompagnée. En plus, elle bougonnait, disait que c’était une mauvaise adresse, l’impasse d’Antin, loin de tout.

La copropriété de l’immeuble, c’était bien tombé, avait annoncé des travaux dans tous les combles. Par ailleurs Adrien lui avait plusieurs fois fait part de son intention de déménager lui-même sur la rive gauche. Elle avait compris, était partie un samedi en pleine nuit.

Mais ensuite, comme il avait du mal à se passer d’elle, elle était revenue le voir régulièrement, le faisant parfois payer.

À peine seul, Adrien repensa à son article. Il se demandait quelle mouche l’avait piqué de proposer un tel titre. « Nier, dénier, renier » : surtout que le thème du numéro était « La contestation » et que rien ne l’obligeait, sinon un reste de goût des jeux de mots attrapé en khâgne, à riper vers l’idée de reniement. Non seulement hors sujet, mais ne pouvant ouvrir devant lui que des étendues de perplexité et de malaise.

En réalité, s’il avait accepté ce pensum, c’était plus ou moins consciemment pour éviter le vrai travail urgent qu’il avait à finir avant la fin de l’année : la brochure Titres et Travaux qu’il devait faire imprimer pour le Collège de France.

C’était la grande affaire de ces derniers mois. Il se refusait, bien sûr, à en parler vraiment autour de lui tant que rien ne serait certain (et rien ne le serait avant la fin novembre). Mais enfin, même si, au bout du compte, il n’était pas élu, il serait très probablement pendant quelques semaines l’un des deux candidats qui entreraient en lice pour remplacer Jean Lewinski, titulaire de la chaire d’Épistémologie des sciences sociales, mort en 2002.

Non, pas question de s’emballer. La raison, la prudence s’y opposaient. Cependant, il entrait dans une nouvelle période de sa vie. Quoi qu’il arrive, il ne serait plus le jeune chien fou, la coqueluche de l’École des hautes études en sciences sociales. Être jeune n’était plus ce qui comptait. Ce qui comptait, désormais, c’était d’être à la hauteur. Moins léger, moins imprévisible, plus grave, conscient de ses responsabilités intellectuelles. La tête dans l’avenir et les pieds sur terre, bien vissés au sol. Il ne s’agissait plus seulement d’espérer battre Joachim au 50 mètres nage libre ou de faire honorablement face à Aurélie.

Il avait horreur de la présomption et, d’avance, des bouffissures morales que donne un beau succès de carrière. Une voix disait toujours en lui : « Aucune importance », « il n’y a pas que cela dans la vie ». Mais une autre voix, tout aussi vive, s’écriait : « Ne rate pas le coche, sois digne du jeune ambitieux que tu étais à seize ans. Tu devais être Descartes ou rien, ou Auguste Comte, souviens-toi, et même un Auguste Comte qui ferait aussi de la politique, réformerait, gouvernerait. »

Il s’était donc remis à son curriculum vitæ, fouillant dans d’anciens dossiers pour retrouver l’année exacte où il avait terminé sa licence de philosophie, quand son neveu l’appela. Il séchait sur un sujet de dissertation qui plut à Adrien : « Qu’est-ce qu’un faux problème ? »

— Mon cher Joachim, c’est le genre de choses qui remplissent notre vie ou même la pourrissent !

— Mais encore ?

— Si je te parle d’« aporie », de « diaporie », etc., je suppose que ça ne te dira rien.

Son neveu lui rappela qu’il n’était qu’un « modeste prépa scientifique ». Adrien laissa donc au rancart le livre B de la Métaphysique d’Aristote et Wittgenstein. Il préféra lui raconter l’histoire d’Alexandre et du nœud gordien.

© Flammarion 2018

© Photo : Astrid di Crollalanza

 

Quatrième de couverture > Adrien Delcourt, 59 ans et des poussières, est chercheur en philosophie à l’EHESS de Paris. Il a fait ses études à la Sorbonne, avec Vladimir Jankélévitch, Ferdinand Alquié et Yvon Belaval. C’est un roman sur la philosophie. Il a longtemps aimé la plus belle fille du cours d’agreg, devenue sa femme puis morte précocement. Et aussi un jeune homme rimbaldien, disparu. C’est un roman sur les incertitudes de l’amour. Son meilleur ami, critique sardonique et fin gastronome, siège au comité de lecture d’un grand éditeur et l’aide à se faire publier. C’est un roman sur l’édition (et la bonne chère). Fin 2003, il est amené à présenter sa candidature au Collège de France. Il fait ses visites, rencontre des sommités devant lesquelles il tente de briller. C’est un roman sur l’espoir. Dominique Noguez nous livre un ovni littéraire avec des conversations affutées, du sexe, des dîners, de l’enthousiasme, de la mélancolie et une surprise finale.

Dominique Noguez est l’auteur d’une trentaine d’essais et de romans, dont Amour noir (Gallimard, L’infini, prix Femina 1997), Cadeaux de Noël (Zulma, Grand Prix de l’humour noir 1999) et le récit autobiographique Une année qui commence bien (Flammarion, prix Jean-Jacques Rousseau 2014). Il est, depuis 2012, Satrape du Collège de Pataphysique à vie.

Pages choisies par Annick Geille

Dominique Noguez, L’Interruption, Flammarion, février 2018, 240 pages, 18 €

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