Jean-Christophe Bailly. Extrait de : Un arbre en mai

EXTRAIT >

Planter un arbre, cela demande un certain nombre de soins et de préparatifs : choix de la saison et du moment, creusement d’un trou suffisamment large et profond, pralinage des racines lorsque celles-ci sont nues, comblement et tassage de la terre enrichie d’engrais, implantation d’un tuteur, arrosage abondant et même, pour finir, paroles d’augure. Pourtant, l’arbre dont je veux parler ici ne fut pas planté ainsi et, de fait, il mourut assez vite : seul le geste comptait. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un arbre véritable, mettons que ce soit un symbole, mais ce fut comme cela pourtant – les événements de Mai 68, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, se résument pour moi dans ce geste, ou ce symbole – avoir planté un arbre, ou plein de petits arbres qui devaient former une forêt frémissante à la surface d’un pays engoncé. L’image est facile, elle vient du printemps, mais elle a son histoire, sa tradition discontinue. Avec les « arbres de mai », ainsi qu’on les appela en leur temps, c’est-à-dire pendant la Révolution française : arbres de la liberté qui fleurirent partout dans le pays, tantôt portés par la vague de l’insurrection, tantôt plantés solennellement au cours des fêtes révolutionnaires programmées par de nouveaux et impatients édiles. Avec eux on oscillait entre une mémoire paysanne de la fécondité et de ses rites et une inscription purement symbolique et rapide. Quelque chose de rousseauiste – la communauté villageoise réunie sous les couverts – et quelque chose de violemment candide, le signe net et inquiet d’une souveraineté nouvelle, celle du peuple s’appropriant le sol. Planter un arbre de la liberté, c’était comme donner un nom, comme baptiser une terre nouvelle, ou renouvelée. On imagine tantôt des bras maniant des pioches et des pelles à la lueur des flambeaux, la sueur coulant sur le front de jardiniers dangereux et prophétiques, tantôt des cortèges de jeunes filles à rubans et à cocardes entonnant des hymnes.

Que cela reste et se suspende dans le temps, comme les rushes d’un film qu’Éric Rohmer n’aurait jamais su tourner. Mais ce qui est venu se maintient comme un filigrane secret dans le nom du mois de mai, qui se courbe ainsi de son origine romaine où il était maius, le mois de la déesse Maia, vers une connotation révolutionnaire que les suites de l’Histoire entretiendront. Le Tres de mayo que Goya a peint, le terrible « temps des cerises » de la Commune et, en bout de ligne, dans un éclat peut-être déjà pâli, Mai 68 et, même si elle fut d’avril, la « révolution des œillets » portugaise. Le mai le joli mai en barque sur le Rhin / Des dames regardaient du haut de la montagne/Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne. Il y a aussi et sans doute d’abord cela, ce printemps sonore que le chant d’Apollinaire répercute avec, dans son sillage, des brassées de pivoines et de fleurs revenues. En Mai 68, les dames devenues filles ne furent sans doute pas plus jolies qu’à un autre moment, même si nous avons alors pu le croire. Mais la seule certitude, c’est que la barque s’est éloignée, et vite, d’une rive que pourtant nous avons vue passer. Nous mais quel était ce nous ? Une génération ? Une génération qu’on a voulu dire perdue et qui ne l’aura pas été ? Je ne sais pas, j’en fus, comme on dit, et rien n’était plus simple. Nous avons planté un arbre de la liberté en mai, tel fut le sens, le sens premier, le sens que tout le monde alors entendit. Presque cinquante ans – j’y reviendrai – nous séparent de cet arbre mort depuis longtemps, mais je peux encore le voir, j’en vois les brindilles – il n’avait d’ailleurs peut-être que des brindilles ou de simples pousses, pas de grandes branches porteuses, pas de houppier large et couvrant, pas de cime oscillant au vent. Je le vois et il est tel encore dans mes souvenirs que j’ai envie de parler de lui, ou des gestes qui le firent venir, et de ce qu’il signifia alors et de ce qu’il pourrait encore signifier aujourd’hui.

Qu’est-ce à dire ? Un essai, un essai sur Mai 68 ou sur la distance qui nous en sépare ? Non, pas cela, pas cette fois-ci. Une visite, plutôt. Ou un retour vers l’amont, c’est-à-dire aussi vers la jeunesse et vers le temps perdu, vers un nœud qui se fit à un moment donné dans ce temps, et par lequel nous eûmes l’impression de basculer dans un autre temps, appelé lui aussi à se perdre, mais plus lentement et selon d’autres rythmes et d’autres textures. Sur la barque qui s’est éloignée, on est seul désormais, et ceci doit être entendu sans pathos. C’est comme ça : la force des collectifs et des rassemblements, les idées de foules ou de masses ou même de groupes, la présomption du « communisme du génie », tout cela est resté en arrière, formant des bancs où quelque chose s’est ensablé. L’arbre est mort et je le vois, le revois, je peux en recueillir les feuilles et chercher à comprendre ce qui les fit trembler, un vent qui n’est plus ou qui s’est porté ailleurs, qui reviendra peut-être un jour surprendre un pays malade ou une Europe fatiguée.

Suite de la métaphore de l’arbre : je me souviens qu’en 1966, au Salon de mai, Daniel Pommereulle avait introduit en guise d’œuvre un pêcher en fleur qu’il avait acheté chez un fleuriste du boulevard Montparnasse, Baumann, dont la vitrine immense, non loin de la Coupole, me fit rêver enfant, et qui a disparu depuis longtemps. Reste la photo de ce jeune homme en blue-jeans tenant le tronc du pêcher en regardant le sol et qui avait réussi à jeter le trouble (et même à provoquer l’agacement, voire la colère de quelques-uns) en relançant l’e et des ready-mades de Duchamp. Le petit arbre en pot était comme un ready-made périssable, et il dépérit d’ailleurs durant l’exposition. De façon radicale et simple, introduire cet arbre sur les lieux de l’art, c’était évidemment nier l’institution et l’idéologie du labeur qu’elle véhiculait, mais c’était surtout glisser parmi les œuvres la fragilité du vivant et exposer la présomption des artistes ou des critiques à cette vie venue du dehors qui, dès lors, se muait en une puissance d’appel. Ce geste aura été prémonitoire, non seulement envers l’art qui allait venir, mais aussi envers les événements de Mai, deux ans avant qu’ils n’éclatent. J’étais très jeune alors, mais la fréquentation des expositions et le contact avec ce que je pouvais recueillir ou pressentir d’une modernité encore vivace et tranchante avaient pour moi valeur de viatique. Loin d’avoir ou de me ménager une formation politique, c’est par des poèmes et des tableaux qu’avidement je m’ouvrais à une logique du refus à laquelle les événements de Mai allaient conférer, le temps qu’ils durèrent, une force de déferlement. Comme le montre solitairement le geste de Daniel Pommereulle avec le pêcher en fleur, nous attendions quelque chose, nous étions « las de ce monde ancien » qui sous nos yeux tentait péniblement de raviver ses couleurs. Mais ce qui arriva, même les plus politiques d’entre nous (et surtout eux peut-être) n’avaient pu qu’en rêver : l’un des traits les plus étonnants de Mai 68, c’est que la vitesse à laquelle le cours des choses s’emballa nous prit tous par surprise. Nous n’en revenions pas, et c’est sans doute aussi pourquoi il fut si difficile, pendant longtemps, d’en revenir vraiment.

© Seuil 2018

© Photo : Jérôme Panconi

 

Quatrième de couverture > "Mai 68 fut une convergence, c'est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d'impatience qui ne pouvait que déborder." En 2004, à la suite de la publication de Tuiles détachées qui était un récit autobiographique, Jean-Christophe Bailly avait commencé la rédaction d'un texte personnel sur les événements de mai 68 qu'il n'avait pas achevé alors. Il le reprend aujourd'hui, en ajoutant des notes, des précisions et une postface. On ne trouvera pas dans ce texte les réunions syndicales étudiantes, ni les AG dans les amphithéâtres, ni les bagarres, ni les distributions de tracts devant les usines, ni le calendrier précis des événements. Jean-Christophe Bailly nous propose plutôt un récit personnel presque à demi-rêvé, des images resurgies de sa mémoire, cinquante ans après : le regard d'un jeune étudiant de Nanterre sur ces événements qui ont marqué la France.

Jean-Christophe Bailly est un auteur indéfinissable, à la croisée de l'histoire, de l'histoire de l'art, de la philosophie et de la poésie. Son ouvrage Le Dépaysement, paru au Seuil en 2011, a été couronné par le prix Décembre.

Pages choisies par Annick Geille

Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai, Seuil, janvier 2018, 10 €

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