Serge Toubiana. Extrait de : Les bouées jaunes

EXTRAIT >

J’aimais la voir entrer dans l’eau en mettant son bonnet, s’apprêtant à partir au loin en nageant sur le dos. Sa manière de nager n’était pas très orthodoxe, les deux bras lancés en arrière de manière simultanée, tout en poussant sur ses jambes. Elle s’amusait à appeler cette nage, sa nage, la « bostella », qui la propulsait en arrière en lui donnant de la force et de la vitesse, avec une incroyable résistance à la fatigue. Une fois éloignée du bord, elle longeait la ligne délimitée par les bouées jaunes, nageant au-delà des premiers bateaux, si loin qu’il m’arrivait de la perdre de vue. Où était-elle ? Je scrutais l’horizon, inquiet de ne plus la voir. Peu à peu, je distinguais une vague silhouette, à peine le bonnet blanc ou bleu approchant vite, reconnaissable à ce mouvement des bras lancés en arrière du corps. Rassuré, je restais à l’attendre, pour avoir le plaisir de la regarder sortir de l’eau, forte et heureuse d’avoir nagé près d’une heure. Belle et souveraine. À peine était-elle séchée, nous rentrions lentement jusqu’à la maison en pensant déjà à un apéritif.

 

Peu de temps avant de mourir, Emmanuèle me parlait des bouées jaunes et du plaisir qu’elle prenait à nager en été, chaque matin, à la Grande Plage. Pour le bain de fin de journée, nous allions à celle du Port Miquel, plus proche de chez nous, à condition que la marée soit haute. Il y avait alors peu de monde et la mer était à elle. Nager pour elle était un besoin absolu doublé d’un vrai plaisir. Cela lui procurait une joie physique intense. Souvent, elle me conviait à la suivre, mais son rythme était si rapide que je renonçais. Elle prenait vite quelques longueurs d’avance et revenait vers moi en souriant, dans le but de m’encourager à la suivre, avant de repartir aussitôt vers le large. De mon côté, j’atteignais péniblement la première bouée jaune. Cette énergie était essentielle, nager était une dépense qui gommait la fatigue et les soucis intimes. C’était un défi qu’elle avait besoin de relever. D’éprouver. C’était un immense réconfort pour moi de la sentir heureuse, j’admirais sa vitalité, son désir d’aller toujours plus loin. D’être bien et d’être libre.

 

Dans Tout s’est bien passé, son dernier livre, où elle raconte la mort volontaire de son père, Emmanuèle avait écrit ces quelques lignes, faisant référence aux bains de mer en Corse, chez des amis chers, Anne et Jean de Kervasdoué.

« Un, deux, trois, j’y vais. C’est glacé. Je suffoque. Vite, des mouvements, des battements, je m’agite, ça va mieux.

Je plonge la tête sous l’eau. Je vois des rochers, des algues sombres, des oursins, quelques petits poissons. Le froid m’enserre les tempes.

Alors je nage.

Je nage de toutes mes forces, vers le sable clair, là-bas ; vers le large.

Je suis seule. C’est le 11 novembre, personne ne se baigne.

Debout sur la plage, Serge ne me quitte pas du regard. Je lui fais signe que tout va bien.

Mes bras, mes jambes se tendent. Je m’étire. Oui, tout va bien.L’eau file le long de mon corps, elle me rince, elle me lave, et elle emporte tout, l’oreiller jaune, l’adolescente énorme, et le crâne de mon père. »

 

Emmanuèle se baignait à toutes les saisons, y compris le 31 décembre, comme pour dire adieu à l’année finissante et souhaiter bienvenue à la nouvelle. Chez Colombe, dans le sud du Portugal, dans le lac de Sils-Maria situé à 1800 mètres d’altitude, à Essaouira ou à Syracuse, lors de vacances de Noël, et chez nous, à l’Île-aux-Moines. Elle faisait l’admiration de nos amis, dont certains avaient le courage de la suivre. Ainsi, elle se débarrassait des mauvaises ondes, des vibrations négatives, de tout ce qui empêchait ou entravait son épanouissement moral et physique.

 

Notre maison dans le golfe du Morbihan, elle l’appelait « la MdB » – la Maison du Bonheur. Très peu de temps avant de mourir, elle me disait qu’après notre couple cette maison était sa plus belle réussite. Lumineuse, ouverte sur un grand jardin planté d’arbres – quatre palmiers, un chêne magnifique, deux cèdres, deux poiriers, un cognassier, un magnolia et d’autres arbres encore. La maison lui ressemblait, vive et colorée. Accueillante et confortable.

Je me souviens de notre première visite dans cette maison située dans le bourg de l’Île-aux-Moines, rue du Presbytère. Elle était dissimulée derrière un mur de pierre, la porte ouvrait sur une petite cour pavée, avec au centre un pêcher, et juste derrière, un puits fait de vieilles pierres, à côté d’un banc également en pierre.

En avançant vers le banc, on découvrait un immense jardin, en contrebas, entièrement envahi de ronces, impénétrable. Mon premier réflexe lors de cette visite fut de m’asseoir sur ce banc et de regarder autour de moi. Je m’y suis d’emblée senti bien, comme chez moi. Emmanuèle s’en rendit compte instantanément, elle était elle aussi sous le coup de l’émotion de découvrir un lieu aussi beau et paisible, jusque-là inconnu. Personne n’avait pénétré dans cette maison ni ce jardin depuis une dizaine d’années. Tout était à l’abandon. On ne distinguait rien, sinon les quatre palmiers et le vieux chêne. Il ne nous fallut guère de temps pour nous décider à acquérir cette vieille maison bretonne en ruine. La présence incongrue des palmiers fut essentielle dans notre décision, car ils me rappelaient mon enfance à Sousse, en Tunisie, où des palmiers semblables fleurissaient devant la fenêtre de ma chambre, comme sur l’avenue Bourguiba qui menait à la mer. Comment se faisait-il que des palmiers soient plantés dans le golfe du Morbihan ? Certes, le microclimat était propice à la floraison luxuriante de l’île. La légende veut que seuls les marins ayant passé le cap Horn aient reçu l’autorisation de planter des palmiers dans l’île.

L’achat de la maison fut horriblement compliqué. Il s’agissait d’une indivision entre deux sœurs et un frère, bretons d’origine, qui avaient grandi et passé toutes leurs vacances dans cette maison, avant de la laisser dépérir. Ils ne s’entendaient pas, chacun avait son notaire à Vannes, les sœurs désiraient vendre, leur frère souhaitait acquérir leurs parts, ce qu’elles refusaient catégoriquement. Du fait de ce conflit, la cession faillit capoter. Emmanuèle en fut très émue, je la voyais fondre en larmes. Elle avait instinctivement décidé que cette maison serait la nôtre. Celle-là et aucune autre dans l’île. Elle transmit aux trois notaires une offre d’achat, plutôt conséquente. La réponse tardait, la rumeur courut qu’un promoteur s’y intéressait, voulant construire un îlot de plusieurs maisons. Ce fut notre chance, car notre intention était de la restaurer, donc de la réhabiliter, et cet argument ne pouvait que séduire les vendeurs. Entre-temps, Emmanuèle s’angoissait. J’essayais de la convaincre que nous avions tout notre temps pour en trouver une autre, peut-être aussi belle. Emmanuelle Martin-Chauffier, dont la famille réside depuis très longtemps à l’Île-aux-Moines, qui connaissait les sœurs et leur frère, nous fut d’un grand secours, de même que Maurice Bellego, sur-nommé Momo, natif de l’île et qui nous avait pris en sympathie. Ils plaidèrent notre cause auprès des deux sœurs et de leur frère. Grâce à leur intervention, Emmanuèle obtint enfin une promesse de vente et put rendre visite aux trois notaires à Vannes afin de signer l’acte d’achat de cette ruine très prometteuse.

© Stock 2019

© Photo : Philippe Matsas

 

Quatrième de couverture > « Durant les derniers mois de sa vie, un thème motivait secrètement Emmanuèle, dont elle me parlait à peine. C’était trop intime, difficilement formulable, même entre nous. Un jour, elle me dit qu’elle désirait écrire sur le bonheur. J’ignore ce qu’aurait été ce livre et je donnerai cher pour le savoir. Cette question du bonheur la hantait, elle la plaçait au cœur de tout. Le simple fait de poser la question prouvait sa force de caractère et son incroyable sérénité. J’en étais bouleversé. “Et toi, tu vas tenir ?” » Un homme écrit sur la femme qu’il a aimée et perdue. Emmanuèle Bernheim était un grand écrivain. Serge Toubiana raconte leurs vingt-huit ans de vie commune, dans un texte où la sobriété le dispute à l’émotion.

Serge Toubiana a longtemps dirigé les Cahiers du cinéma, puis La Cinémathèque française. Il préside aujourd’hui UniFrance. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le cinéma, dont la biographie sur François Truffaut, cosignée avec Antoine de Baecque (Gallimard, 1996). Les bouées jaunes est son premier récit littéraire.

Pages choisies par Annick Geille

Serge Toubiana, Les bouées jaunes, Stock, janvier 2018, 160pages, 18 €

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