Lize Spit. Extrait : Débâcle

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EXTRAIT >

9H00

L’invitation est arrivée il y a trois semaines, affranchie à l’excès. En pensant à ces timbres, dont le poids avait justement dû alourdir les frais de port, j’ai d’abord ressenti une bouffée d’espoir : il reste donc des choses qui rendent possibles d’autres choses, et vice versa.

L’enveloppe était posée sur le courrier, une dizaine de lettres et de publicités réunies devant ma porte en deux petits tas égaux. La signature de mon voisin : un tas par service à rendre en contrepartie. Sous l’invitation surtimbrée se trouvaient l’offre promotionnelle d’un extralucide francophone et la brochure d’un magasin de jouets adressée à mes voisins du dessus – il arrive régulièrement que ma boîte aux lettres engloutisse le courrier indésirable qui fait geindre les enfants. Le tas d’à côté regroupait des factures et quatre exemplaires d’un dépliant de supermarché bas de gamme, avec à chaque fois la même dinde chichement farcie, la même bûche au moka, le même vin à petit prix. Je n’avais effectivement pas encore de projet pour le réveillon du Nouvel An.

J’ai ramassé le début de barricade, suis entrée dans mon appartement et, le courrier à la main, j’ai commencé ma petite ronde habituelle, en ouvrant les portes les unes après les autres sans savoir ce qui serait pire : tomber sur un intrus ou retrouver toujours les mêmes pièces vides.

Après avoir accroché mes moufles et mon manteau, j’ai épluché une pomme de terre pour le repas du soir, en enlevant les ramures qui avaient germé à la lumière du jour. Puis j’ai rempli la bouilloire et, pour qu’elle comprenne bien qu’il fallait se dépêcher, j’ai mis le faitout directement sur la flamme la plus forte, à sec.

En attendant, je pouvais me pencher sur cette lettre.

Mon nom et mon adresse avaient été écrits à l’encre noire par une main que je connaissais, mais que je n’arrivais pas immédiatement à situer. Avec la pointe de l’épluche-légumes, j’ai ouvert l’enveloppe. Sur une carte blanche, il y avait une photo de bébé et un prénom. Je n’avais pas besoin d’examiner véritablement l’image, le nom ou la date pour savoir qu’il ne s’agissait pas d’un faire-part de naissance, mais d’un portrait de Jan. Cette année, le 30 décembre, il aurait eu trente ans.

J’ai de nouveau posé mon regard sur l’adresse, sur le nom de ma rue. Les pattes de mouche avaient griffé le papier en profondeur, leurs jambages sautillaient juste au-dessus des lignes-guides. C’était l’écriture de Pim, évidemment. Pendant des années, j’avais été sa voisine de classe, je l’avais vu répondre aux interrogations écrites, mais jamais je n’ai compris pourquoi il appuyait si fort sur son stylo. Ses réponses n’en étaient pas plus justes.

Pim avait donc trouvé mon adresse. Il l’avait recopiée soigneusement, lettre par lettre. L’invitation elle-même était imprimée. À l’intérieur de la carte, il y avait un petit bloc de texte explicatif.

“Cher/Chère...” Les pointillés faisaient place à mon nom, écrit à la main.

Comme vous le savez tous, c’est ce mois-ci que Jan aurait fêté son 30e anniversaire, mais aussi que nous inaugurons notre site de production laitière, presque entièrement automatisé. L’occasion de se retrouver autour du verre de l’amitié.

J’ai retiré mes chaussures pour sentir le bois tendre du parquet sous mes pieds. La fête posthume de Jan était devenue un coup publicitaire, histoire de faire venir le plus de monde possible au lancement d’une nouvelle boîte.

Je ne suis pas allée plus loin. L’invitation s’est retrouvée dans la poubelle avec les épluchures de pomme de terre et le reste du courrier. J’ai ouvert le robinet en grand, j’ai tendu mes poignets sous le jet d’eau froide et je me suis aspergé le visage.

Le faitout s’est mis à craquer, la fonte assoiffée réclamait elle aussi un peu d’eau. La bouilloire en avait terminé, mais j’ai quand même éteint le gaz. La faim m’avait passé.

Bien sûr, et avant même de m’être séché les joues au torchon, je savais que je n’allais pas en rester là.

J’ai récupéré l’invitation dans la poubelle.

L’amidon de pomme de terre avait sali la photo de Jan. De sa bouche partait une traînée noire qui étirait ses lèvres jusqu’au milieu du front. Avec un coin du torchon, j’ai essayé de rendre au sourire sa forme initiale.

15h00 : ouverture des étables. 15h15 : courte démonstration des robots de traite, suivie d’une réception. PS : se munir de vêtements chauds. N’apportez pas de fleurs, mais par exemple une photo ou une belle anecdote sur mon frère. Vous pouvez déjà les envoyer par e-mail à info@bienvenuealaferme.be ou les poster sur le compte Facebook de Jan. T.S.V.P. pour l’itinéraire.

Au verso, sous un plan schématisé, il y avait une citation dégoulinante de mièvrerie. J’avais beau la lire et la relire à haute voix, comme le voulait sans doute Pim, tout ça n’était qu’une suite de mots qui se donnaient bien trop de mal.

Il est maintenant un peu plus de neuf heures. Je viens de passer Vilvorde. L’horloge digitale de la voiture vacille toutes les deux ou trois secondes et avance de quelques minutes sur l’heure donnée par mon téléphone portable. C’est peut-être à cause du froid. Tant que je roule sur l’autoroute, le visage de Jan reste impassible à côté de moi sur le siège passager.

Ce n’est pas pour cette photo que j’ai pris l’invitation. Je n’ai pas non plus besoin des horaires ni du plan d’accès.

Seuls m’importent les timbres-poste, collés en couche épaisse sur l’enveloppe. Ils prouvent la volonté de Pim de s’assurer que sa lettre allait me parvenir. Évidemment, je sais bien que ce courrier n’est pas adressé à la personne que je suis aujourd’hui, mais à l’Eva d’avant l’été 2002, celle du temps où on s’adressait encore la parole. C’est pourquoi je fais exactement ce que j’aurais fait à l’époque : ignorer ma réticence et y aller quand même.

4 JUILLET 2002

La voix du présentateur résonne depuis le jardin. On est jeudi. Il y a tellement d’embouteillages sur les routes que le type ferait mieux d’énumérer les endroits où l’heure de pointe se déroule sans problème. La météo annonce quelques jours de canicule. Après le bulletin, on entend Underneath Your Clothes. La mélodie est étouffée par les battements d’ailes d’oiseaux qui prennent leur envol.

C’est peut-être parce que j’ai enfin passé une bonne nuit de sommeil ou parce qu’avec la musique, chaque mouvement tombe juste, mais pour la première fois depuis cet hiver, on dirait que je me réveille à la bonne place. J’ai devant moi un été encore intact. Les cloches de l’église veilleront à la durée de chaque heure, personne ne fera tourner les aiguilles plus vite ou plus lentement, pas même Laurens et Pim. Cette pensée m’apaise, ce qui ne m’était pas arrivé depuis l’enterrement de Jan. Je n’ai qu’à suivre la cadence indiquée et tout ira bien.

Je me redresse sur mon lit mezzanine. M’aperçois que Tessie est debout à côté du sien. Ses cheveux en épis collent à son crâne mouillé de sueur. Elle inspecte son drap, vérifie que les rabats ont exactement la même longueur de chaque côté.

“Tu as dormi cette nuit ?”
Elle fait oui de la tête.
C’est le jour idéal pour des boules magiques.

En allant chercher mon vélo, je tombe sur papa. Cigarette à la main, il écoute avec une certaine fierté les informations de onze heures diffusées haut et clair par le transistor qu’il vient d’accrocher au sommet du cerisier pour faire déguerpir les corbeaux.

Il s’appuie contre le mur de ce que nous appelons “l’atelier”, même si on n’y travaille jamais.

Les bouchons en direction de la côte ne sont toujours pas résorbés à cause de deux accidents graves sur l’E40, je viens de glisser une pièce de cinquante centimes dans chacune de mes chaussettes. À mesure que j’avance, l’argent s’enfonce d’un cran.

Papa arrache de ses lèvres le mégot fumé jusqu’au filtre, l’écrase sous sa pantoufle, le ramasse.

Il porte un jean noir. C’est son ancien pantalon de travail, mais qui s’est déformé avec le temps. Le tissu bouffe au-dessus des genoux, révélateur de la position accroupie que mon père adopte le plus souvent, près de la caisse de bière.

“Ah ! Eva.”

Il tourne les talons, me fait signe de le suivre. Prononcé par lui, mon prénom ressemble à un commandement, ou bien à une question, rarement à quelque chose qui m’appartient.

© Actes Sud

© Photo : Keke Keukelaar

 

Quatrième de couverture > A Bovenmeer, un petit village flamand, seuls trois bébés sont nés en 1988 : Laurens, Pim et Eva. Enfants, les "trois mousquetaires" sont inséparables, mais à l'adolescence leurs rapports, insidieusement, se fissurent. Un été de canicule, les deux garçons conçoivent un plan : faire se déshabiller devant eux, et plus si possible, les plus jolies filles du village. Pour cela, ils imaginent un stratagème : la candidate devra résoudre une énigme en posant des questions ; à chaque erreur, il lui faudra enlever un vêtement. Eva doit fournir l'énigme et servir d'arbitre si elle veut rester dans la bande. Elle accepte, sans savoir encore que cet "été meurtrier" la marquera à jamais. Treize ans plus tard, devenue adulte, Eva retourne pour la première fois dans son village natal. Cette fois, c'est elle qui a un plan...

Lize Spit est née en 1988 et a grandi dans la région d'Anvers. Après des études de cinéma, elle enseigne à Bruxelles, où elle vit, l'écriture de scénarios. Son premier roman lui a valu trois prix littéraires importants aux Pays-Bas et en Belgique.

Pages choisies par Annick Geille

Lize Spit, Débâcle, traduit du néerlandais (Belgique) par Emmanuelle Tardif, Acte Sud, février 2018, 420 pages, 23 €

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