René Frégni. Extrait de : Les vivants au prix des morts

EXTRAIT >

1er janvier

Christiane m’a invité à partager avec elle un tagine d’agneau, aux petits légumes et pruneaux, dans son étrange maison rouge.

Elle avait accroché quelques cadeaux à un cerisier. Au bout d’une branche il y avait ce cahier, rouge comme la maison et l’écorce de l’arbre. J’ai décidé en rentrant chez moi d’écrire chaque jour quelques mots, parler des nuages qui se déchirent sur la cage de fer qui domine le clocher, des mésanges bleues qui viennent déchiqueter les petits fruits orange des buissons ardents, des gens que je vois passer sur la route, au-dessus de la maison, trois ou quatre par jour.

Ceux que l’on voit à la télé font des choses exceptionnelles pour exister, d’horribles grimaces pour être aimés. Il faut souvent mourir pour briller une dernière fois.

J’ai envie d’inventer la vie de gens simples, ceux que je vois passer sur la route. Dès qu’ils disparaissent dans la colline, j’invente leur vie. Ces nuages, ces quelques silhouettes qui entrent dans la brume.

Il y a quelque temps que les corbeaux ne sont pas revenus sur le grand chêne. Ils m’intéressent plus que tous ces morts qui dé lent à la télé, de plus en plus sanglants et nombreux. C’est difficile de sidérer les foules plus de deux fois par an. On commence par trois gouttes de sang, puis il en faut des seaux. Nous sommes insatiables ! Si un fleuve de sang ne traverse pas nos écrans nous changeons de chaîne, nous cherchons le canal où coule le sang.

Ce qui me sidère chaque jour, c’est la vie de cette vallée, trois maisons au bord d’une rivière, la pierre blonde d’un pont, la beauté du silence, une femme qui appelle son chien autour de l’église, avec des intonations sourdement érotiques, une complicité d’amants.

Depuis quelques mois je me disais en marchant seul dans les collines: «Déniche une belle intrigue, une atmosphère bien sombre. Descends voir tes fantômes et lance-toi dans un beau roman noir...» Je me suis retrouvé tout à l’heure avec ce cahier dans les mains. J’ai écrit la date d’aujourd’hui sur la première page et sans réfléchir, j’ai commencé ce journal, parce que le cahier était épais, agréable à toucher et surtout rouge, d’un rouge qui réveille les mots. J’ai commencé à écrire comme on rencontre une femme, n’importe où, brusquement, sans réfléchir. On la prend dans ses mains et on lui fait l’amour. On la déshabille parce qu’elle a une magnifique robe rouge. On ouvre la robe et on voit toute la beauté de la vie. Chaque mot est une robe rouge palpitante de vie.

2 janvier

Hier j’ai regardé tout le jour les mésanges et la brume. Aujourd’hui j’ai vu Isabelle revenir du marché par le petit chemin qui grimpe sous les amandiers. Elle sait que je la guette et l’observe à travers les rideaux de la cuisine, ça ne perturbe ni son pas ni son sourire. Son cabas est plein de petits cadeaux qu’elle achète sous les platanes, gelée de coings, nougat aux amandes de Provence, macarons, une nappe abricot, des navettes de Saint-Victor, un chapeau années trente.

Elle est née dans cette vallée où coule le Verdon. Je l’ai aperçue il y a dix-huit ans, elle faisait craquer la neige sur ce même chemin, les amandiers étaient blancs. Il y a dix- huit ans que je la regarde marcher sur tous les chemins trempés, glacés ou éclatés par nos étés torrides. Elle est sur ces chemins comme sur chaque page de mes cahiers. Je ferme les yeux et je dessine sa silhouette qui ouvre les roseaux, écarte les griffres d’une ronce, franchit un ruisseau comme un oiseau qui entrouvre ses ailes pour bondir sur le galet suivant.

3 janvier

Troisième page blanche de ce cahier qui en contient trois cent soixante-cinq. Tout le monde devrait s’amuser à jeter quelques mots, sans trop réfléchir ni avoir peur, sur la page blanche de chaque jour. Comme on ramasse quelques pierres, plates et rondes, le long d’une rivière, pour le plaisir de les lancer dans un miroir plein d’oiseaux, de lumière et de nuages, et les voir rebondir dans une longue phrase de perles d’eau.

Peu importe le choix des mots, tous font l’affaire, tous ne demandent qu’à vivre, à fuser sur la page, à étinceler un instant.

À vingt ans je cherchais la vérité sous les mots. Il devait bien y avoir une vérité à découvrir, à recomposer. Je tripotais chaque mot, le secouais, tentais de l’emboîter dans un autre. À quoi sinon serviraient les livres ? Une vérité universelle qu’il suffisait d’attraper pour réussir sa vie. J’interrompais ma lecture, scrutais ma mémoire, le ciel... Je cherchais la clé.

Aujourd’hui je ne me soucie plus de la réalité. J’ai même abandonné l’idée de raconter une histoire. Il faut des années pour raconter une seule histoire, alors que des centaines viennent vous percuter chaque jour. Ni vérité, ni réalité, ni histoire. Dans ce cahier je ne jetterai que le hasard, un mot ramassé sur un chemin, un visage blême surgi d’un rêve, la première neige aperçue ce matin sur le bleu transparent des collines, quelqu’un qui passe sur la route, derrière les chênes, et que je ne vois pas.

Je vois passer chaque jour deux femmes, l’une est grande et dodue, l’autre minuscule et agitée. Je les vois arriver vers deux heures de l’après-midi, du côté de l’église. Elles montent du village par les buis de la Renarde, trempés d’humidité. La minuscule parle, en n, elle croit parler, elle crie, grince, se plaint d’une voix qui déchire l’oreille. L’autre écoute et se tait. Elles disparaissent dans le premier vallon.

Lorsqu’elles repassent derrière la maison, trois heures plus tard, la chétive grince toujours, hurle, se plaint avec la même véhémence et cette voix de crécelle qui raye le silence. Elle semble terrorisée par le silence. Elle le traque jusqu’au fond des forêts. La dodue l’écoute encore, sans se lasser. Et chaque jour l’une grince dans le silence de l’autre.

4 janvier

Isabelle a repris ce matin le chemin de l’école. Je l’en- tends se préparer derrière la cloison, sortir de la douche, rincer sa tasse, choisir un manteau. Puis la maison est silencieuse. Dans la cuisine je trouve l’odeur du café et son parfum de vanille. Je n’écoute pas la radio longtemps, ce n’est que chaos, bains de sang, petits arrangements entre amis qui se détestent, mensonges et corruption. Les mêmes mensonges que la veille.

Il y a près d’un demi-siècle, la jeunesse dont je faisais partie a cru qu’advenait en n le règne de l’amour, de la générosité; nous l’avons écrit sur tous les murs de nos villes. Celui de l’égoïsme triomphe partout. De l’égoïsme et de la barbarie. Je ne me suis pas trompé, j’avais vingt ans... Je ne suis pas devenu cruel, ni avide de pouvoir, je suis devenu solitaire. J’observe les hommes, je fréquente les arbres.

Je bois mon café dans le silence et ce parfum de vanille. J’ai de plus en plus besoin de silence. Sur les belles pivoines rouges de la toile cirée, j’écris quelques mots, mon bol dans une main, mon stylo dans l’autre. Ils ne font pas plus de bruit que les petits bonds de la grande aiguille de l’horloge au-dessus de ma tête, ils tombent sur ma page comme des gouttes de vie.

Chacun de nous devrait commencer sa journée par un café et quelques mots dessinés sur un cahier rouge. Caresser chaque matin, juste avant le jour, la blancheur si douce d’une page, y tracer les contours de sa vie. Sentir le premier mot couler le long du bras, réchauffer la main, faire rouler le stylo entre les doigts. Voir apparaître une petite trace, quelques griffes d’oiseau sur la neige de la page. Pro ter de cette blancheur, de ce silence, pour inventer sa vie.

Un peu plus tard je pousse les volets, j’observe les mésanges dans les buissons ardents et le laurier-tin. Le Luberon est aussi bleu que les plumes de leurs ailes et le duvet de leurs têtes rondes. Le jour glisse le long du clocher comme une main sur une cuisse blonde.

5 janvier

Isabelle est partie à l’école avec de la farine, des œufs, du lait, du beurre et des pommes. Elle va préparer un gâteau avec ses vingt-huit enfants de quatre ans. Elle fait les premiers gestes et maladroitement les enfants se mettent au travail. Voilà ce que devraient faire plus souvent nos hommes politiques, des gâteaux aux pommes avec des enfants de quatre ans. Les mains dans la farine ils en seraient plus humains, plus modestes. Ils oublieraient un instant de détruire tous ceux qui les entourent et menacent leur carrière. Ils assassineraient père et mère tant est sans limites leur besoin frénétique d’être aimés, admirés, applaudis.

Isabelle est au milieu de vingt-huit enfants. Elle ne demande rien. Tous l’adorent parce qu’elle prépare avec eux un gâteau aux pommes. Elle le leur fait goûter en souriant et s’en va, le soir, marcher dans les collines. Elle est avec les arbres et les oiseaux comme avec les enfants. Rien n’est plus simple que l’amour, il faut faire en souriant quelques gestes simples. Les grimaces ne créent que des grimaces d’amour. Les hommes politiques confondent les mots «succès», «gloire», avec le mot «amour». Ils vivent dans un monde de grimaces.

Les hommes et les femmes de pouvoir construisent leur image, leur célébrité, obsessionnellement. Isabelle construit des femmes et des hommes, avec douceur, modestie, dans une odeur de pommes et de caramel. Les enfants donnent tant de choses à Isabelle que chaque jour elle en est un peu plus jolie.

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Lorsque le douzième coup de midi tombe du clocher des Accoules, un peu plus bas, sur les quais du Vieux-Port, les poissonnières se mettent à crier : "Les vivants au prix des morts !" Et chaque touriste se demande s'il s'agit du poisson ou de tous ces hommes abattus sur un trottoir, sous l'aveuglante lumière de Marseille... A Marseille, René n'y va plus que rarement. Il préfère marcher dans les collines de l'arrière-pays, profiter de la lumière miraculeuse de sa Provence et de la douceur d'Isabelle. Il va toutefois être contraint de retrouver la ville pour rendre service à Kader, un encombrant revenant. Kader qu'il a connu lorsqu'il animait des ateliers d'écriture à la prison des Raumettes, belle gueule de voyou, spécialiste de l'évasion. Kader, qu'il voit débarquer un jour à Manosque traqué par toutes les polices, en quête d'une planque, bien avant la fin prévue de sa longue peine. Dès lors, il est à craindre que le prix des vivants soit fortement revu à la baisse... Commence un face-à-face entre le silence de l'écriture et celui des quartiers d'isolement, entre la petite musique des mots et le fracas des balles. Au fil de l'intrigue haletante, René Frégni entraîne le lecteur de surprise en surprise, tout en célébrant de son écriture brutale et sensuelle la puissance de la nature et la beauté des femmes.

René Frégni est l'auteur d'une quinzaine de romans, imprégnés de son expérience. Il a exercé divers métiers, dont celui d'infirmier psychiatrique, et a longtemps animé des ateliers d'écriture à la prison des Baumettes. Il vit à Manosque. Son dernier roman, Je me souviens de tous vos rêves, a paru en 2016 aux Éditions Gallimard.

Pages choisies par Annick Geille

René Frégni, Les vivants au prix des morts, Gallimard, mai 2017, 192 pages, 18 €

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