Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Simon Liberati. Extrait de : Les rameaux noirs

EXTRAIT >

Le 16 août dernier, j’ai accompagné mon père aux urgences de l’hôpital Cochin parce qu’il manifestait des signes de délire. Un rêve suivi d’une forte fièvre lui avait troublé l’esprit. Il m’a montré un autre visage que celui que je connais. Peut-être l’ai-je aperçu enfant et m’a-t-il fait peur.

Dans son rêve, il s’est senti attiré au plafond par une force inconnue et il a entendu des rires. Ma mère ironisait sur le saint curé d’Ars, mais elle m’apprit en même temps qu’il était effrayé par les meurtres que j’ai décrits dans mon dernier livre.

Mon père, si pudique, refusait de porter son pyjama réglementaire et restait en slip au milieu de la chambre d’hôpital avec un petit sourire. Il me dit en brandissant la poire d’appel d’urgence reliée à la cloison par un fil : « Je n’ai pas le droit de sonner, eh bien, tu vas voir... » Il appuya sur la sonnette. Ce geste tout à fait contraire à sa réserve habituelle me choqua plus que les meurtres de mon livre. J’avais le sentiment qu’il était agité par une force mauvaise. Enfantine, aussi. Une lueur peu différente de celle d’Eva quand elle devient hargneuse au point de me donner des coups de pied dans les tibias. Eva et mon père ont en commun d’être restés sincères et parfois cruels comme des enfants. D’ailleurs, Eva ne s’inquiète pas trop de cette crise de folie, elle garde son quant-à-soi devant nos malheurs familiaux en dépit de son affection pour mon père. Mais c’est une compagnie de jardin d’enfants, il pourrait bien disparaître du jour au lendemain sans qu’elle soit autrement étonnée.

 

Dionysos est souvent représenté sous l’apparence d’un adolescent bouclé ; mon père lui ressemble sur les photographies prises à l’âge où il écrivit ses premiers poèmes. Je pense à une en particulier où il joue à Tarzan. C’est sa sœur Yvonne qui l’a fait poser un jour où ils étaient partis en camping dans une calanque marseillaise. Vêtu d’une sorte de pagne, il tient un javelot, de longues boucles lui tombent autour de la tête. Il a un corps d’adolescent que je ne lui ai pas connu.

Il a lui-même évoqué cette période de sa vie, ou plutôt une époque un peu postérieure, 1943, dans un texte en prose, une « fable » intitulée Vieux Capitaine qu’Aragon fit paraître aux Éditeurs Français Réunis en 1958. Ce récit très trouble commence ainsi :

Je suis à seize ans tombé amoureux de Jacques.

Je fus sa proie puis son ombre

Il a exercé sur moi une influence considérable.

Avec Ma mère de Georges Bataille, ce fut sûrement le livre qui m’a le plus gêné à la lecture. Il continue ainsi :

Ma mère ? ma mère est une femme, hélas ! autant dire une boniche. Je suis « de ceux qui disent ce n’est rien, c’est une femme qui se noie », Que veux-tu ? Nous ne sommes pas responsables de nos parents.

J’ai imaginé, non sans raison, plus tard qu’il avait lui-même été influencé par Cocteau, celui des Enfants terribles que j’ai lu très tard, onze ou douze ans après mon premier roman, y découvrant avec beaucoup d’étonnement des points communs. L’appartement des enfants, les mau­vaises influences, l’opium, le rôle fantomatique des adultes... Tout cela, je l’avais reproduit, sans avoir jamais lu Cocteau. J’ai compris que c’était passé à travers mon père. Le démonisme des Enfants terribles, celui du Vieux Capitaine et celui d’Anthologie des apparitions était le même. Il y avait un petit démon qui circulait dans les trois livres. Indépendant de Cocteau, de mon père ou de moi. Il avait séduit chacun chez l’autre. Le principe des attirances dangereuses.

L’élève Dargelos, Jacques le mauvais ange de mon père ou la petite Sophie de mon premier livre avaient la même nature.

L’amour des petites filles et celui des petits garçons sont cousins germains. Nabokov est proche de Wilde, Lolita de Lord Alfred Douglas. Eva de tous les deux. L’amour de mon père, ce livre hautement pervers qu’est Vieux Capitaine, l’œil que j’ai vu luire quand, redevenu soudain paternel, il me montrait comment embêter l’infirmier en appuyant sur la sonnette appartiennent tous à la même famille (j’avais écrit « à la même femme »).

 

On explique les fantômes du XIXe siècle par les habits de nuit portés par les parents, de grandes chemises blanches... L’enfant a peur, il crie... les parents sont effrayés, ils y vont... un fantôme paraît.

 

La blancheur cadavérique... Celle des vieillards.

Le caractère satanique d’un père n’a rien à voir avec sa stature. Un vieil homme en slip qui appuie sur une sonnette « pour rire », pour mettre en colère un infirmier peut tenir ce rôle.

 

Quand il m’arrive de traverser un de ces passages à vide qui interrompent une matinée de travail, je change de place, je quitte mon bureau pour un fauteuil et je me noie doucement dans un état de demi-sommeil où des éléments du décor quotidien prennent d’autres aspects. Je pense ici au dossier d’un fauteuil tonneau recouvert de velours bleu fané. J’y ai vu tout à l’heure la forme d’un porc puis une assemblée vénitienne de tricornes, figures de Longhi ou de Magnasco noyées dans un camaïeu bleu. Avant de m’endormir je pensais à Proust. Mes idées s’organisaient autour du panneau d’affichage de la colonne Morris où Marcel lit l’annonce de Phèdre au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Mon projet était de réfléchir à la déception du narrateur lorsqu’il voit Berma pour la première fois à la Comédie-Française en compagnie de sa grand-mère. C’est le jour où Françoise prépare un bœuf en gelée pour le dîner Norpois. Un passage des plus fréquentés où je ne sais pas ce que je peux encore trouver. Mais je rêvasse et je m’endors...

Je fais un rêve pénible, pas vraiment un cauchemar. Je travaille sur un chantier comme manœuvre. Peut-être celui de l’hôtel Lotti, rue de Castiglione que j’ai visité avec Eva la semaine dernière. Le rêve me fait tomber dans un état de passivité timide – un repli silencieux plus effrayant à surmonter que la tâche à faire. J’ai souffert dans ma jeunesse du mutisme où je m’enfermais dès que je devais travailler en équipe. Les autres m’ayant laissé dans mon coin, un angle de mur à claire-voie troué par le pic des démolisseurs, je passe mon temps allongé dans la poussière de ciment à côté de petits déchets à fouiller au fond d’une cavité où je discerne au moins deux objets : un fragment d’outil taché de plâtre et une bague cabossée fixée à un écrou. Je reconnais le deuxième objet que j’arrive à retirer à force de contorsions, un anneau de tiroir en cuivre. Dans mes mains, il se met à briller. Un ouvrier qui passe derrière moi me dit que c’est une « belle trouvaille ». En me relevant, je découvre que le chantier s’est vidé. On est à la fin de la semaine et je n’ai guère avancé. Je croise un contremaître à l’étage inférieur, je lui demande « où sont les briques ? », il me regarde sans méchanceté de l’air déçu et méprisant qu’ont les travailleurs manuels pour les incapables. Son jugement est fait, la sympathie n’y peut rien, il m’indique une pile de briques neuves qui se trouve non loin sous mon nez. Je n’ai pas de brouette, je ne sais pas gâcher le ciment. L’heure de la paye est arrivée, je suis humilié de devoir bientôt demander mon salaire, et pourtant j’ai besoin de cet argent.

 

Je passe par une période stérile mais pleine de curiosités qui m’absorbent sans porter à conséquence. Depuis deux jours, je m’intéresse à l’orphisme. Une doctrine secrète, un système de croyances et de rites, d’origine égyptienne, qui a pénétré en Grèce après la période d’Homère et influencé les mystères d’Éleusis. On sait très peu de chose des initiations orphiques et de la façon dont elles étaient pratiquées. L’ascétisme et la magie y jouaient un rôle. Ce sont les orphiques qui ont importé en Grèce le mythe platonicien de la réincarnation des âmes. Je lis tous les après-midi des travaux de savants anglais et allemands. Ces volumes datent du début du siècle dernier. Parfois j’y retrouve des traces de mes lectures antérieures, révélant que je me suis déjà promené sur le même passage, sur la même page d’Erwin Rohde parmi les six cent cinquante qui forment son volume Psyché. L’orphisme est un miroir poussiéreux où se perdent mes rêves éveillés, pas le mauvais rêve que j’ai raconté plus haut, mais des rêveries doucement méditatives, des promenades sans fin dans de vastes collections d’idées mortes. Comme beaucoup de lecteurs de Platon, j’ai été frappé par des notes en petits caractères renvoyant à ce mot mystérieux, à l’attaque ronde tel un cercle magique : Orphiques. Je l’ai trouvé partout dans Phèdre, ce double masculin d’une héroïne avec qui je l’ai un moment confondu avant d’arriver à les séparer l’un de l’autre comme les jeunes filles de Balbec, Phédon que j’ai lu d’abord ou Ion que cite Rohde... Je ne suis pas passionné par l’ésotérisme, mais je ressens une piété filiale pour tout ce qui renvoie aux doctrines mystiques, ces volumes mystérieux et hostiles qui se laissent acheter sans rien céder de leurs secrets.

Erwin Rohde, camarade de Nietzsche à Leipzig, n’est pas un mystagogue. Sa manière d’éclairer l’orphisme au chapitre X de sa Psyché est limpide. Sa synthèse repousse le mystère, c’est un philologue. Des énigmes discrètes gardent l’austérité des notes en grec. À peine percent dans ces pages jaunies, dont la couverture complètement cuite a pris la couleur fumée de certains plafonds de brasserie, un mépris envers les idées orientales, la perte de confiance en soi de l’homme grec qui abandonne sa souveraineté pour mettre son salut entre les mains d’un guide, le roi Orphée. On reconnaît la dureté de Nietzsche. Pour Rhode, l’orphisme est une théosophie trouble, un préchristianisme encombré de dieux bizarres acclimatés par osmose au panthéon grec ou demeurés à jamais étrangers, tel Phanès, l’androgyne à quatre yeux qui cassa l’œuf primitif. Un monstre dont on frémit à l’idée qu’il

ait pu engendrer le monde ou même un seul mythe du Banquet. Rohde méprise ces fables et il ne cite Phanès que deux fois dans son livre. La première en note et la seconde, de manière elliptique, par comparaison avec une autre créature dont le nom m’échappe aussitôt.

© Stock 2017

© Photo : Francesca Mantovan

 

Quatrième de couverture > Lorsque son père, le poète surréaliste André Liberati est touché par une crise de délire, l’écrivain Simon Liberati s’interroge : qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que ce mouvement mystérieux de l’inspiration, en prose et en poésie ?

Il y a deux ans, il avait publié Eva, aujourd’hui il revient à l’autobiographie, en racontant les jours merveilleux de son enfance, la présence singulière de son père, la figure muette et obsédante d’un frère mort à un an, l’expérience du feu qu’est l’écriture. Quand on est le filleul d’Aragon, et qu’on a vu de près l’amitié complexe de Breton pour son père, on sait que l’écriture est engagement et impulsion.

Un autoportrait saisissant.

Simon Liberati est l’auteur de sept livres, dont Jayne Mansfield 1967, prix Femina 2011, et Eva (Stock, 2015), qui a reçu un exceptionnel accueil de la critique et des libraires.

Pages choisies par Annick Geille

Simon Liberati, Les rameaux noirs, Stock, août 2017, 288 pages, 19,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.