Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Frederika Amalia Finkelstein. Extrait de : Survivre

EXTRAIT >

Je n’ai jamais cru à un monde meilleur, mais la violence que nous sommes en train de vivre – en France, en Europe, cette violence-là me tue.

Il est 7 h 44, je suis sur le quai de la station Stalingrad. Une patrouille de quatre militaires vient de s’arrêter à côté de moi. Je ferme les yeux et j’essaye de penser à une chose belle : je revois ma maison d’enfance, son jardin gonflé de fleurs (hortensias, lilas, marguerites), ses volets bleus bordés de rouille et ses murs écaillés par le sel de l’océan. Je rouvre les yeux : l’un des militaires a son fusil calé dans le pli de son coude, le canon orienté vers mon ventre. Il suffit que l’un d’eux soit pris d’un coup de folie et nous voilà tous morts. Je recule d’un mètre. Une odeur de caoutchouc et de métal brûlé envahit la station, suivie d’un son aigu, perçant, produit par le frottement des roues contre les rails. Le sol tremble un peu. Je voudrais ordonner à ce militaire d’arrêter de pointer son arme dans ma direction mais je n’ose pas lui adresser la parole ; je ne veux pas entrer en conflit avec l’autorité, encore moins avec des individus pourvus d’armes de guerre. Qui sait œ qui pourrait advenir : ils ont l’air tout aussi nerveux que moi.

Décharge ton arme, je voudrais crier. Décharge ton arme, ne m’humilie pas.

La rame entre en station et défile devant mes yeux, elle s’arrête, les portes s’ouvrent. Des dizaines de gens disparaissent dans la contradiction de la foule. Tant de gens que je ne connaîtrai pas. Tant de gens que je ne reverrai pas. J’attends que le wagon se vide puis je monte. Les militaires restent à quai – soulagement. On me bouscule. Tous les sièges du wagon sont occupés. Je me positionne à proximité d’une barre pour me retenir de chuter en cas de freinage brutal.

Je dévisage, on me dévisage. Les souffles se mêlent ; les corps se touchent. Cette intimité forcée est une épreuve. Je compte neuf femmes, douze hommes, trois enfants. Il y a des chemises, des survêtements, des vestes en cuir synthétique, des tee-shirts, des écouteurs sans fil, des écrans dans les mains. Je referme les yeux, j’essaye de voir une nouvelle fois le jardin de ma maison d’enfance. Ce souvenir a le pouvoir de m’apaiser pour une poignée de secondes, j’en use abondamment, mais il s’en faut de peu que l’amertume ne m’étreigne (il a fallu vendre cette maison : nous en avons tiré une bouchée de pain). Je tâte mes poches. Une forme rectangulaire se dessine sous mes doigts. Ce n’est pas un livre ; c’est mon téléphone. Je croyais avoir emporté un livre ce matin. J’ai eu tort.

Douze stations et je pourrai descendre. La rame se met en mouvement. Les regards sont éteints et les yeux sont cernés. À ma gauche – la pointe de ses cheveux effleure mon coude, son parfum est acide – une femme entre vingt-cinq et trente-cinq ans (je ne saurais donner un chiffre exact) est happée par l’écran de son téléphone. Ses pupilles errent de gauche à droite, sans jamais s’arrêter, le pouce de sa main droite va et vient sur la surface de son appareil avec nervosité, mais de manière fluide. Je suis presque émue par cette symbiose de l’humain et de la machine – le terme « émotion » n’est peut-être pas le bon terme : c’est plutôt de l’ordre d’une inlassable surprise. Je plisse les yeux et je fixe son écran (elle est petite et ainsi je peux déchiffrer les nouvelles par-dessus son épaule). Je lis La bataille fait rage. Les civils sont massacrés. Il s’agirait d’une question d’heures avant la reprise de la ville par le régime. Les familles sont prises au piège. Les enfants sont tués dans les rues. Tous les hôpitaux sont détruits. Impossible de ramasser les cadavres. Impossible de s’échapper. Les rues sont des tombeaux à ciel ouvert. Le déluge des bombes et de l’artillerie lourde est incessant. C’est la phase finale de la guerre.

La jeune femme vient d’interrompre le mouvement de son pouce. Elle clique sur un article de journal. La page met du temps à apparaître. Je ressens une fatigue extrême, très brève, comme un étourdissement. La page est chargée, les phrases se dévoilent. Beaucoup de chiffres se succèdent. Les mots « blessés » et « morts » sont répétés. Il s’agit d’une attaque, j’ignore à quel endroit du globe elle a eu lieu et cela n’a pas d’importance. Je parcours succinctement le contenu de l’article. Un quart des blessés seraient toujours en très mauvais état (en « urgence absolue », c’est le terme officiel). Le décompte final des victimes est provisoire : les blessés graves peuvent à tout moment compter pour des morts.

Ce déferlement journalier de meurtres de masse me choque toujours un peu, mais beaucoup moins qu’avant. Les efforts fournis pour m’y habituer commencent à porter leurs fruits : la vie doit reprendre son cours et nous devons marcher sur les morts. Je veux dire que nous avons le devoir de continuer à vivre, et à vivre bien, naturellement. Si nous ne marchons pas sur les morts, les morts nous marcheront dessus. Et alors, nous succomberons au désespoir. Je repense à un jeune homme qui témoignait des attentats du 13 novembre : il avouait ne pas avoir hésité à piétiner une femme enceinte pour échapper aux balles des terroristes. Il avait l’air terriblement gêné par sa confession, mais au moins il disait la vérité. Il est d’ailleurs vraisemblable que des dizaines de gens aient piétiné cette femme. Je ne leur jetterai certainement pas la pierre : j’aurais probablement fait la même chose. Quand la mort se lève devant vous et qu’elle vous frôle, ne demeure qu’un seul mot : survivre. Votre cœur amplifie ses battements ; votre cœur hurle contre la mort, il hurle qu’il souhaite vivre, qu’il faille ou non piétiner une femme et que cette femme soit ou non enceinte. Mais pire qu’au désespoir, c’est au doute que nous succomberons si nous ne prenons pas l’habitude de marcher sur les morts. Il n’y a rien de plus dangereux que le doute, j’en sais malheureusement quelque chose. Le doute a failli me perdre : j’ai failli m’ensevelir dans la spirale de sa folie. Faites attention avec ça : le doute est un cancer, il se répand invisiblement dans votre corps jusqu’à exterminer vos rêves les plus modestes.

La rame s’arrête brusquement. Ma main droite s’agrippe à la barre – frôlant ainsi d’autres mains – elle est chaude, moite, glissante, je me mets à penser aux milliers (peut-être s’agit-il de millions) de microbes qui s’y déploient à cet instant. On s’intéresse trop rarement à ce qui grouille : ne dit-on d’ailleurs pas que les rats, les souris et les blattes constituent la principale popu­lation d’une ville ? Les microbes. Les insectes. Les rongeurs. Les morts. N’est-ce pas au fond la même chose ? Personne n’aime réellement vivre parmi eux, mais nous n’avons pas d’autre choix que de les laisser s’accumuler dans nos villes.

La jeune femme éteint l’écran ; elle le range dans sa poche. Elle soupire. Je porte mon attention sur un autre écran, à ma droite. Il est vrai que je profite des transports en commun pour entrer dans les vies : je vole des indices aux existences qui m’entourent, existences dans lesquelles je ne suis pas censée entrer, et que je ne côtoierai probablement pas (c’est statisti­quement vraisemblable, je vis dans une métropole) ; mais si précaire et limité que soit cet instant, je m’en réjouis : cela fait partie des joies minuscules que je m’octroie chaque matin, et il faut que je l’avoue, plus les années avancent, moins j’ai de raisons de me réjouir de quoi que ce soit dans cette vie. J’apprends donc l’humilité. Tous les jours : l’humilité. Le propriétaire du téléphone sur lequel j’ai les yeux rivés vient de surprendre mon indiscrétion, il tourne légèrement son téléphone vers sa poitrine, me laissant ainsi seule dans le réel le plus cru. Inutile de consulter mon téléphone. Je n’ai pas de réseau sur la ligne 2. J’en ai sur la ligne 12, sur la ligne 1, sur la ligne 4, mais jamais sur la 2. Je regarde ma montre connectée. Il est 8 h 10 : je suis dans les temps.

© L’Arpenteur 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Comme le précédent roman de Frederika Amalia Finkelstein, ce texte est un coup de poing. C’est un roman tourné vers le présent, qui décrit le contexte anxiogène de nos sociétés secouées par les attentats. L’auteur aborde ce thème à hauteur de sa génération, ce qui en fait toute la saveur et la force. Le style net, ardent, fait entendre une rythmique particulière : c’est le caractère ambigu et implacable de la violence qui inquiète. Le soir du 13 novembre, l’héroïne comprend que la guerre peut éclater en bas de chez elle – une forme inouïe de guerre. Survivre est un texte générationnel radical, sur ces jeunes adultes nés avec les écrans, hyper-connectés, et pourtant en proie à une immense solitude.

Frederika Amalia Finkelstein vit à Paris. Elle a déjà publié un premier roman aux Éditions Gallimard, L’oubli (L’Arpenteur, 2014, Folio n° 6173).

Pages choisies par Annick Geille

Frederika Amalia Finkelstein, Survivre, L’Arpenteur, Gallimard, août 2017, 141 pages, 14 €

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