Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Chantal Thomas. Extrait de : Souvenirs de la marée basse

EXTRAIT >

Rêve. Je me tiens en haut d’une dune. Au‐dessous de moi : la mer, verte, extraordinairement claire, transparente, une eau d’huître. Des zones d’un vert plus soutenu et qui forment comme des ombres aux formes changeantes correspondent aux différences de répartition du sable au fond du Bassin, à ses vagues. Cette eau magnifique, irrésistible, m’apparaît à travers les silhouettes noires, légèrement torses ou courbes, de pins. C’est un paysage très large. J’ai l’impression que tout – la mer verte, la hauteur de la dune, les pins – est plus grand que nature. Une image parfaitement frontale. Une image qui me dit : Voici ce que tu as devant les yeux.

Dans le même rêve (mais, maintenant, je suis dans Arcachon, à l’entrée de la jetée d’Eyrac, tout à côté d’un manège qui tourne depuis toujours), je déclare : « Où c’est le plus beau, c’est là où j’habite. » Et, contenue dans ma phrase, il y a la vision du trajet de plage entre cette jetée et le passage au bout de la rue que je prenais, enfant, pour aller nager.

 

Nageuse du Grand Canal. Eugénie, ma grand‐mère, quand elle évoquait ma mère jeune fille, revenait surtout sur deux faits. D’abord, la façon dont, obsédée par le sport, Jackie réussissait à s’aménager dans son lieu de travail des espaces dédiés à sa passion : fixant des barres parallèles dans l’arrière‐couloir d’un bureau d’avocat où elle fut – brièvement – employée comme secrétaire, ou bien déroulant dans un coin un tapis de bain pour pratiquer ses abdominaux (elle travaillait alors chez un notaire). Ma grand‐mère se rappelait aussi cette fantaisie qui avait pris sa fille, en plein juillet, de se jeter dans le Grand Canal à Versailles et de commencer à y nager, tranquille, de son crawl élégant, admirablement scandé, rapide mais pas trop, de son crawl régulier, et qui pouvait la faire prendre, lorsqu’on la regardait ainsi à l’œuvre dans l’eau, comme une force qui va. Mais qui, ce jour‐là, ne put sans doute pas aller longtemps...

Ainsi, parmi les personnages qui, au gré de mes promenades et de mes lectures, peuplent le château de Versailles et son jardin, à côté de la fantasque duchesse de Bourgogne qui, dans les nuits d’été, relève à deux mains sa robe pour courir pieds nus dans l’herbe du « tapis vert », de la princesse Palatine surgissant au galop d’une partie de chasse, de la petite infante d’Espagne Marie Anne Victoire jouant à cache‐cache derrière les rideaux cramoisis de la galerie des Glaces, de Marie‐Antoinette, à quinze ans, se coiffant d’un bonnet de fourrure pour une course de traîneaux et, tout excitée, sautillant de joie sur place, il y a aussi ma mère. Elle a seize ou dix‐sept ans. Ses parents ont quitté Versailles et le 15, rue Sainte‐Adélaïde où elle est née, non loin de la grille d’entrée dite « de la Reine ». Elle habite avec eux à Viroflay mais elle revient souvent à Versailles, à bicyclette, en passant par les bois. Ce matin‐là, elle n’a pas clairement le projet de se baigner dans le Grand Canal, mais elle a toujours un maillot de bain avec elle, au cas où, et quand elle arrive, en sueur, devant la surface miroitante où sombre une barque à demi noyée, trouve les berges vides bordées d’allées qui plus loin s’embroussaillent, elle a un merveilleux sentiment de liberté. Uniquement sensible au charme d’un parc ensauvagé et nullement impressionnée par la grandiose architecture de Pouvoir dont rayonne le palais, elle enlève chemisette et jupe‐culotte, descend en maillot les quelques marches qui vont à l’eau et se jette. Ce n’est pas qu’elle se dise que c’est interdit et veuille se dépêcher avant d’être stoppée dans son élan. Non, elle ne perçoit que l’appel à nager qui émane de l’eau étincelante. D’ailleurs, le règlement, tout règlement, relève d’un ordre de réalité inexistant pour elle. Et dans le bosquet du Bal où elle a fait ses premiers pas, à l’Orangerie où elle jouait au soleil, au bord du bassin de Neptune où elle trempait la tête de ses poupées, partout dans le jardin, elle se sent chez elle. Dans le Grand Canal également.

Jackie ne s’est pas davantage préoccupée des réactions d’éventuels gardiens que des objets qui, au fil des siècles, chutés par hasard ou sciemment jetés, gisent au fond du canal. Médaillons, tabatières, louis d’or, alliances, épingles à chapeaux, boucles de souliers, écritoires, éventails réduits à leur armature, vaisselle d’argent de dîner de chasse expédiée à l’eau par une servante fatiguée de sans cesse nettoyer, récurer, faire briller... statuettes pieuses gaiement balancées par une novice libertine, portrait de Mme de Maintenon criblé d’épingles... Ces vétilles, d’accord, je veux bien qu’elles passent inaperçues d’une jeune sportive du XXe siècle, mais des trésors d’envergure tels que les splendides gondoles vénitiennes de Louis XIV enfoncées et pourries dans la vase et dont ne subsistent que les noires figures de proue dressées vers la surface du canal, comment les ignorer ? Eh bien si, elle les ignore. De même que les tremblantes silhouettes, l’informe assemblée de momies effarées soudain réunies et qui se dressent à différents étages du château, se pressent aux fenêtres, sidérées par l’extraordinaire du spectacle : une jeune fille sur une bicyclette, une jeune fille qui se déshabille rapidement, en plein air, et plonge. Une jeune fille qui nage ! Bien sûr, certains ont déjà vu quelqu’un nager et même peut‐être savent nager. Des hommes. Pour les femmes, c’est évidemment exclu. Des femmes bien nées, bien élevées, ne nagent pas ! Cela supposerait, en plus, un déshabillage compliqué, d’une lenteur impossible.

Nager ! L’idée seule ! Quelle folie ! Ils sont de plus en plus nombreux aux fenêtres. Les hommes par vieille habitude libertine. Les femmes par réflexe soi‐disant dévot. Elles brûlent d’indignation. En même temps – je le sais pour avoir revêtu un 14 juillet, comme figurante dans Les Adieux à la reine, le grand habit de cour (une conscience de sa dignité contrebalancée par le poids de plusieurs kilos de velours, un corset qui vous scie la respiration, la sueur qui n’arrête pas de couler dans le dos, les aisselles, entre les seins, les cuisses, se mêle à la crème du maquillage, et, sous la perruque, les pinces et barrettes qui tirent à la racine des cheveux, blessent la peau du crâne, s’incrustent) – elles donneraient tout, elles qui n’ont plus rien à donner, pour être à la place de la baigneuse, pour faire, même en passant, même pour une heure, partie d’un monde où elles seraient libres d’aller et venir sans escorte, de simplement, comme ça leur chante, suivre leur humeur. Il leur semble parfois, quand, durant l’éternité stagnante de leur mort advenue, elles songent et se rappellent le temps vécu, qu’elles ne furent rien d’autre que les supports de leurs parures. Toute leur existence leur revient réduite à une suite de séances de coiffure, maquillage, essayage, habillage et déshabillage. Il ne leur reste pas un mot, pas la moindre réplique des papotis échangés devant le miroir de leur toilette et les sourires flatteurs se sont estompés dans des nuages de poudre. Des mannequins superfétatoires. Des éléments décoratifs. Elles n’existaient donc que pour leur beauté ? Absolument pas. Elles valaient d’abord pour la perpétuation d’un nom et avaient le devoir d’engendrer des fils. Louées pour leurs agréments, chantées pour leurs qualités, elles n’étaient en fait que les rouages d’un programme de reproduction... On leur avait bien répété que l’eau était mauvaise, qu’il fallait s’en méfier, n’en user qu’avec parcimonie, mais ça comme le reste ce n’était qu’un mensonge des hommes pour les garder prisonnières. Entrer dans l’eau, plonger, remonter, flotter, dériver... Qu’est‐ce que ça peut être, se disent‐elles les yeux rivés sur la jeune fille aux allures de garçon, qu’éprouver une caresse qui s’insinue partout en vous, une douceur qui vous enrobe les reins avec la même attention qu’elle vous lisse les cuisses et joue avec vos lèvres... Elles fixent du creux de leur orbite la jeune fille déliée, la créature qui, dans l’air comme dans l’eau, évolue légère. L’envie ravage ce qu’il leur reste de traits.

La nageuse du Grand Canal s’ébat dans l’euphorie d’un bien‐être immédiat. Ce qui peut exister autour, dessous, ou au‐dessus d’elle, elle s’en soucie comme d’une guigne.

Elle n’est sensible qu’au délice de l’eau contre sa peau, au vif de cette immersion qui, d’un coup, la revigore.

Et j’ai eu tort d’affirmer qu’elle fut vite arrêtée. À cause de la désaffection de l’époque pour le château de Versailles, de l’absence de touristes, d’une surveillance minime, elle peut crawler dans le canal royal un bon moment avant qu’un vieux jardinier ne la repère. Le temps qu’il claudique jusqu’au bord de l’eau, Jackie est déjà sortie, elle s’est rhabillée, a enfourché sa bicyclette. Avec la brise produite par la vitesse, l’eau qui imprègne son maillot et trempe ses vêtements fait qu’elle continue d’évoluer dans un bain de fraîcheur.

Là‐bas, dans le château depuis longtemps déshabité, la foule des spectres s’est évanouie. Ils sont rentrés dans leur Nuit. Ils ne peuvent même pas se dire ce qu’ils ont vu et qui les a si fort troublés. Il n’y a pas au pays des morts de mots nouveaux. Le mot si gai de bicyclette ou celui, sensuel et anglais, de crawl n’existent pas.

© Seuil 2017

© Photo : Hermance Triay

 

Quatrième de couverture > Nager. Nager pour fuir les contraintes, pour échapper aux vies imposées, aux destins réduits, aux disciplines. C’est ce qu’a sans doute ressenti Jackie toute sa vie, démarrée en 1919 et prolongée pendant presque un siècle dans une liberté discrète, obstinée, qui la fit jusqu’à la fin parcourir des kilomètres pour aller se baigner sur sa plage préférée, à Villefranche-sur-Mer. Entre-temps, elle s’était mariée, avait quitté Lyon, terre d’origine, pour Arcachon, puis, devenue veuve, avait échangé le cap Ferret contre le cap Ferrat, avec son climat plus doux, plus paisible.

Qu’a-t-elle légué à sa fille Chantal ? Quelque chose d’indomptable, ou de discrètement insoumis, et cette intuition que la nage est l’occasion d’une insaisissable liberté, comme lorsque jeune fille, au début des années 30, venue à bicyclette depuis Viroflay où la famille s’était établie, Jackie avait, en toute désinvolture, enchaîné quelques longueurs dans le Grand Canal du château de Versailles sous l’œil ahuri des jardiniers.

Chantal Thomas, romancière et essayiste, a été révélée au grand public en 2002 avec Les Adieux à la Reine, livre adapté au cinéma par Benoît Jacquot (dont le film a été récompensé par le prix Louis-Delluc). Son œuvre romanesque a été traduite avec succès dans de nombreux pays.

Pages choisies par Annick Geille

Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse, Seuil, août 2017, 240 pages, 18 €

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