Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Sébastien Spitzer. Extrait de : Ces rêves qu'on piétine

EXTRAITS >

Un pas. Une pierre. Un chemin de poussière. Un printemps qui bourgeonne. Au fond bruit un torrent.

Des bruits. Mille pas. Tous aussi mal cadencés.

« Il y aura bien une halte, plus tard, pense-t-il. Cette longue marche forcée s'arrêtera un jour. »

Aimé sent la brise, infime et infiniment douce. Il se gonfle, écarte les bras, incline ses paumes comme des voiles pour capter le moindre souffle, sa misaine, sa trinquette. Il dodeline de la tête et décolle cette veste aux fibres cartonneuses, gavées de saisons froides et sèches.

Il sait qu'ils sont des milliers comme lui, à arpenter les routes des territoires de l'Est. Des cohortes de guenilles maculées de mois de crasse, tiraillées par le manque. La faim, la soif, les proches, l'avenir. Des cadavres en mouvement. Survivants, comme lui. Il en reste. Ils sont là. Ils marchent en colonnes ordonnées. Aimé baisse la tête. Il profite des minces silhouettes qui lui font un peu d'ombre. Il ferme les paupières un instant pour chasser ces gouttes acides qui lui piquent les yeux. Se reprend. Pas le choix. Pas le temps. Pas le droit de se laisser aller. S'il ferme les yeux trop longtemps, il risque de faire un pas de côté et de sortir du rang. Il a retenu la leçon. Pour survivre, il faut s'oublier. Oublier l'épuisement. Oublier les blessures. Oublier ce creux au bide. Oublier ses besoins et les odeurs d'urine et de merde qui leur collent à la peau parce qu'ils n'ont pas d'autre choix que de se chier dessus, sans perdre la cadence. Aimé a été fort. Au village, on venait le chercher pour renforcer les ponts. Après ces mois de détention, réduit à la plus simple expression de lui-même, il trouve la force de marcher encore, malgré ses semelles en loques, ces cailloux qui lui esquintent la plante des pieds. Engagé depuis des semaines dans cette longue marche fantoche. Mais convaincu qu'au bout de lui il y a encore une lueur. Que cela va finir. Qu'il retrouvera un jour ses champs, entre Brno et Olomouc. Les collines de blé, la vigne du printemps, le houblon. Tenir. Marcher. Échapper au souvenir des coups de tuyau d'Ebender, vicelard, tenace, haineux à force de faire jaillir les suppliques des détenus sous lui. Ne plus craindre ces coups qui s'abattaient au hasard sur les dos, les reins, les cuisses, les couilles qui finissaient par ressembler à des tomates anciennes, rouge vieux. Oublier l'effroyable garde manouche qui frappait en hurlant : « Je chie sur vos ancêtres. Tous ! Tous ! » et s'acharnait sur tout ce qui rampait encore. Aimé a passé d'épouvantables nuits jusqu'à l'évacuation du camp. « Tiens bon ! »

Il se renforce à la vue de cette petite fille et de sa mère qui s'accrochent quelques rangs devant lui. Il faudra pouvoir dire tout ça, un jour. Raconter. Faire mentir Ebender. Prouver qu'il avait tort. Qu'ils survivraient ! Ne fût-ce qu'un seul ou la trace d'un.

Ce vendredi d'avril, le retour du soleil réveille les odeurs dans les champs. Aimé les retrouve, malgré toute la poussière. La soif. La sueur. Le souvenir des collines de Moravie.

Ses chevilles sont arthreuses. Son dos pèse un Everest. Ce haillon de coton rêche qu'il porte lui cisaille l'entrejambe, les aisselles. Le soleil bastonne et soûle. Le bruit des pas change. La tête de sa colonne franchit un petit pont bancal. Il suit. Ses poutres sont pourries. Ça passe. Il ne fait même plus craquer les planchettes ! Aimé respire la bouche fermée pour éviter de se déshydrater. Il marche, longtemps, au même rythme, lancinant, hypnotique, droite, gauche, droite, gauche, balance à peine ses bras. S'économise. Impératif : garder les yeux ouverts, les mains croisées devant lui, en signe de soumission. Son pantalon tombe. Mais Aimé n'a plus de pudeur. Tous ses mystères sont levés, broyés par ce brouhaha de semelles de bois, de vieilles grolles et de sabots.

Dans quelques semaines, Aimé pourrait avoir trente ans. C'est l'âge du soldat qui encadre sa colonne. Il envie son teint frais, ses lèvres rouges. Il n'a pas l'air d'avoir soif. Son œil est vif. Le soldat est à sa colonne. Il la surveille. Cet œil auquel rien n'échappe.

Sur le bord du sentier, il aperçoit une pomme de terre. Et salive en pure perte. Le gardien reste près de lui. La mort. La tête lui tourne. Ses jambes flageolent pour une patate à portée de main.

Deux mètres. Un mètre. Il suffirait de se pencher un peu. À peine. Le gardien se met à siffloter et détourne la tête, un instant. Maintenant. Aimé s'incline, l'attrape et la cache dans sa paume. Le gardien esquisse un sourire. Sait-il ? Il sourit tellement qu'il ne peut plus siffloter. Il ne crie pas. Il ne lui tombe pas dessus. Il garde le rythme de sa colonne, fait quelques mètres et lui glisse à l'oreille : « Cette pomme de terre, tu n'en auras plus besoin. » Il lui adresse un coup d'œil complice. Presque un clin d'œil. « Die Kartoffeln brauchst du nicht mehr. » Ce soldat s'appelle Rose. C'est son vrai nom. Rose. Aimé l'a reconnu. Il était à Stôcken, comme lui. Il a fait des centaines de kilomètres. Presque autant que le rouleau de cuir qu'il a caché dans la doublure de sa veste. La mémoire des camps. Témoin écrit de leurs vies effacées.

 

Une capitale assiégée. Des ruines d'illusions. Un théâtre qui s'effondre. Voici le Konzerthaus. Les derniers fonctionnaires perçoivent leurs traitements. Les maîtres d'école font classe à des pupitres sans têtes blondes. Des trains vides déboulent devant des quais de gare déserts. Malgré tout. Les apparences sont sauves.

À quarante-cinq ans, deux mariages, sept enfants, trois villas, deux berlines, dont une somptueuse Hispano-Suiza, une cuisinière, des caves où vieillissent les plus grands crus d'Europe, des films par dizaines tournés tout à sa gloire, des robes de soie, des milliers de photos d'elle, Magda s'y connaît en apparences. Elle est même passée maître dans l'art de fourber son monde, de duper les plus simples, de berner les glorieux, trigaudant des faussetés pour préserver sa place, son profit, son mieux-être. Puissante et respectée.

Mais, cette fois, Magda se remballe. Non qu'elle ait trouvé plus fort. Pas du tout. Il n'en existe pas, de femme plus grande qu'elle. Si Magda se remise, c'est parce que des millions d'hommes, de femmes, et parfois même d'enfants, lui sont tombés dessus. C'est une moitié du monde qui a juré sa perte, et tout ce qu'elle incarne. Il y a quelques mois, un incident cardiaque lui a déjà fait perdre un peu de sa plasticité. Une indolence au coin de la bouche. Une inertie de l'œil qui l'oblige à se verser des gouttes, plusieurs fois par jour.

Magda s'avance vers le parvis du Konzerthaus, l'un des joyaux de la ville, splendeur néoclassique, foyer de l'âme de Strauss et du divin Schubert. Ce n'est plus qu'une triste bâtisse saccagée par les bombes au phosphore, toit fendu comme un crâne qu'on aurait pris en traître.

Ce soir, c'est la dernière. Ils sont presque tous là. Tous les puissants du régime. Les stucs et les drapés ont cramé. Les trompe-l'œil sont des barbouillages d'huiles et de suie qui ne trompent plus personne. Il y a du monde dans le hall. Trop. Magda a perdu l'habitude de se noyer dans le brouhaha des convenances, au milieu de poitrines toutes bardées d'excellence et de grand-croix.

L'orchestre déboule par une porte latérale, comme un essaim portant tout un tas d'archers, de baguettes, d'anches. Il s'or­donne. Les cordes, d'abord, puis les vents et enfin viennent les percussions. Le public se glisse entre les fauteuils sauvés du désastre. Comme elle leur fait l'honneur d'être là, parmi eux, Magda prend tout son temps pour déplier le programme imprimé sur du mauvais papier. C'est une denrée rare. On manque de tout.

Cette mise en scène est absurde. Tout est fini. Magda porte une robe en soie taillée sur mesure, un chignon assemblé de main d'orfèvre et des auréoles sous les bras, qu'elle cache. Elle les déteste, tous.

Le chef d'orchestre salue. Il marque un temps. Elle est assise, prête, presque. Le chef attend qu'elle ait fini de rabattre son châle sur ses genoux. Elle se déhanche, s'aligne sur sa chaise... Voilà... Bien droite. Bien digne. Parfaite. Le chef en queue-de-pie se retourne, lève sa baguette, arme les cordes et les vents, et le premier violon lance ses salves de notes. Le musi­cien debout a les yeux fatigués, des cheveux blancs et rares, mais son geste est précis. Magda écoute ses trilles et son esprit s'exile. C'est plus fort qu'elle. C'est bien plus fort que tout ce qu'elle vit depuis des mois. Lui revient en mémoire le souvenir interdit de ce jeune garçon qui venait jouer chez Viktor et Liza. Comment s'appelait-il, déjà ? M... Mmm quelque chose. Ça reviendra. Sa mémoire est infaillible. Elle peut compter sur elle, hélas. Elle n'a rien oublié, malgré l'épais silence dont elle entoure ces souvenirs-là, de sa jeunesse, d'eux, de lui. Il jouait la chanson de la Terre d'or : Oh, musicien, prends ton violon ! Joue encore ! Joue-moi la mélodie de la Terre d'or, qui les rendait plus ivres que tous les vers de Yeats.

© Éditions de l’Observatoire 2017

© Photo : Pierre Villard, SIPA

 

Quatrième de couverture > Sous les bombardements, dans Berlin assiégé, la femme la plus puissante du IIIe Reich se terre avec ses six enfants dans le dernier refuge des dignitaires de l'Allemagne nazie. L'ambitieuse s'est hissée jusqu'aux plus hautes marches du pouvoir sans jamais se retourner sur ceux qu'elle a sacrifiés. Aux dernières heures du funeste régime, Magda s'enfonce dans l'abîme, avec ses secrets.

Au même moment, des centaines de femmes et d'hommes avancent sur un chemin poussiéreux, s'accrochant à ce qu'il leur reste de vie. Parmi ces survivants de l'enfer des camps, marche une enfant frêle et silencieuse. Ava est la dépositaire d'une tragique mémoire : dans un rouleau de cuir, elle tient cachées les lettres d'un père. Richard Friedländer, raflé parmi les premiers juifs, fut condamné par la folie d'un homme et le silence d'une femme : sa fille.

Elle aurait pu le sauver.

Elle s'appelle Magda Goebbels.

Sébastien Spitzer est journaliste. Ces rêves qu'on piétine est son premier roman.

Pages choisies par Annick Geille

Sébastien Spitzer, Ces rêves qu'on piétine, Éditions de l’Observatoire, août 2017, 304 pages, 20 €

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