Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Philippe Jaenada. Extrait de La Serpe

EXTRAIT >

« Quelle malchance ! s’écria Claude. »

Je n’aurais pas mieux dit. J’ai quitté le périphérique depuis vingt secondes, léger, enthousiaste, excité comme un marmot à l’idée de ce que je vais chercher à cinq cents kilomètres de Paris, ce samedi 15 octobre, et je suis à peine entré sous le tunnel sale de l’embranchement vers l’autoroute, après la porte d’Italie, qu’un voyant rouge s’allume sur le tableau de bord de la Meriva que j’ai louée ce matin. Pour que le stress causé par l’imprévu soit légèrement accentué par l’inconnu, je ne comprends pas le sens du symbole qui s’affiche : j’opinerais du chef, OK, je vois le problème, face à une burette d’huile ou à un petit thermomètre, mais là, c’est un point d’exclamation entre parenthèses : (!). Comme si on prenait des précautions pour me prévenir, discrètement, presque timidement : on ne veut pas vous affoler, mais faites très attention.

Ce point d’exclamation est souligné d’un trait cranté, crénelé, genre semelle de Pataugas ou, si je regarde bien, une sorte de ligne brisée (je pile à dix centimètres du pare-chocs arrière de la voiture jaune qui me précède, mon cœur est projeté vers l’avant – ça freine toujours, sous ce tunnel), ce qui donne l’impression, avec les parenthèses sur les côtés, qu’il est à l’intérieur d’un chaudron sur le feu. Ce n’est pas plus rassurant. J’ai quitté Paris depuis trois cents mètres et une image m’apparaît en tête : j’ai été capturé par des cannibales qui me font cuire.

Hier soir, j’ai dîné avec ma femme et notre fils, Anne-Catherine et Ernest, dans un nouveau restaurant de notre quartier, genre bobo : dernier repas de famille avant mon départ seul, vers le Périgord, vers une vieille et mystérieuse histoire. Nous nous sommes demandé si ce n’était pas la première fois depuis la naissance d’Ernest, il y a seize ans, que je louais une voiture sans eux. Sans doute. Nous partons deux ou trois fois par an, en Alsace dans la famille d’Anne-Catherine ou dans la mienne du côté d’Aix-en-Provence, au ski en Haute-Savoie, en Italie l’été, toujours tous les trois, ensemble et insouciants.

Près de notre table en formica bleu, dans ce restaurant, une étagère présentait, en décoration je suppose, une trentaine de livres de la « Bibliothèque rose » et quelques-uns de la « verte ». J’ai tendu le bras pour en prendre un dans la rangée, rose : Le Club des Cinq en roulotte d’Enid Blyton. Énide Bliton, ça remonte. Le hasard, une aventure en roulotte, la veille de mon voyage dans le temps – en Meriva. (Quand Ernest avait huit ou neuf ans, j’ai essayé de lui faire lire Le Club des Cinq, il n’a pas aimé. À mi-lecture, il m’a dit, un peu embarrassé, craignant de me décevoir, que c’était bien, pas mal, quoi, mais que ce qui l’ennuyait, c’est qu’il ne se passait rien. Étonné, j’ai feuilleté le livre, vite fait, et ça m’est revenu : c’est vrai, en général, dans Le Club des Cinq, les trois premiers quarts du roman, il ne se passe rien. On remplit les sacs à dos, on joue avec le chien, on étudie la carte, on prépare les sandwiches, on part à vélo ou en roulotte, et ce n’est que dans les dernières pages qu’un incident se produit ou qu’un sale type surgit. Au XXIe siècle, les enfants ont le cerveau bombardé d’informations, d’action, de suspense et de rebondissements depuis qu’ils sont tout petits, ils sont survoltés, n’ont pas envie d’attendre : ils s’endorment si rien n’arrive. C’est bien aussi, on ne perd pas de temps, qui passe si vite. Mais moi, c’est ce que j’aimais : que ce soit calme, qu’on évite les problèmes, qu’on prépare les sandwiches et qu’on repousse autant que possible le moment où tout va se détraquer.)

« Quelle malchance ! s’écria Claude » est la première phrase du Club des Cinq en roulotte. À table, tous les trois, entre « l’œuf mollet de l’ami Francis » et « le croustifondant de cochon de lait de Mayenne », nous avons espéré, brièvement, en souriant, que ce n’était pas un mauvais présage. Superstition. Ne sois pas bête. De toute façon, je n’ai pas lu la suite, mais j’imagine qu’il n’y avait simplement plus de réchaud à gaz en stock à la quincaillerie de M. André, ou que Claude n’arrivait pas à remettre la main sur le sac de couchage qu’elle (car c’est une fille – elle s’appelle Claudine mais préfère Claude) était pourtant certaine d’avoir rangé l’été dernier dans le grenier.

Un voyant inconnu qui s’allume alors qu’on vient de s’engager sur l’autoroute, qu’on ne peut pas s’arrêter et que la première station-service doit être à des dizaines de kilomètres, c’est autre chose qu’un sac de couchage égaré. Sur l’écran de l’ordinateur de bord, auquel je n’avais pas prêté attention, s’affiche : « Vérifier pression pneus », sous une petite voiture schématisée, vue de haut, dont le pneu avant gauche clignote. Le chaudron dans lequel se trouve un point d’exclamation, donc, ce doit être un pneu – dont la partie inférieure, en contact avec la route, la ligne brisée, n’annonce rien de bon. Le problème se situe dans mon pneu avant gauche, le savoir est déjà une avancée.

Le voyant est orange, en réalité, je m’en aperçois en essayant de me décontracter, la surprise et l’inquiétude instantanée m’ont déréglé le système de reconnaissance des couleurs. Or orange, je me dis, ce n’est pas rouge. Ils n’ont pas créé cette hiérarchie chromatique pour rien : si c’était vraiment grave, ce serait rouge, ou alors plus rien n’a de sens. Mais cette alarme de gravité modérée ne s’est pas déclenchée dans Paris, ni même sur le périphérique, à l’époque où j’étais encore chez moi et pouvais m’arrêter n’importe où, en terrain ami, pour faire face tranquillement. Non, au départ, tout allait bien. C’est apparu, ça a surgi. Mon pneu avant gauche a commencé à se dégonfler. Comment peuvent-ils considérer, ces pseudo-spécialistes de l’industrie automobile, que ce n’est que moyennement grave ?

Peu après la bifurcation vers l’A10, au niveau d’Orly, je profite du bouchon habituel à cet endroit pour sortir de la boîte à gants le précieux manuel du conducteur, mon seul allié en l’occurrence. J’y apprends que lorsque ce voyant s’allume, l’avantage, c’est qu’il n’est pas nécessaire de trop réfléchir : « S’arrêter immédiatement et vérifier la pression de gonflage. » (Orange ? Ce n’est pas très grave, donc, mais il faut agir de toute urgence ou c’est le drame.) Un panneau m’indique que la station la plus proche se trouve à vingt kilomètres. Je n’ai pas l’intention de jouer au mariole, je vais faire de mon mieux pour m’arrêter immédiatement, mais ça va prendre un peu de temps.

Le bouchon se dissout comme par enchantement, c’est d’ailleurs souvent le cas, je n’ai jamais compris pourquoi mais j’ai autre chose à penser pour l’instant, j’accélère, j’ai l’impression que sur l’écran de l’ordinateur de bord, le pneu avant gauche clignote de plus en plus vite et désespérément (mais ce doit être une illusion) et j’entends en moi une voix d’homme assez âgé, solennelle et caverneuse, déclamer une phrase que je viens de lire dans le manuel : « Un gonflage insuffisant peut provoquer un échauffement considérable du pneu ainsi que des dommages internes entraînant le décollement de la bande de roulement et même l’éclatement du pneu à grande vitesse. » Je me souviens du temps où je passais mon permis de conduire, ce n’était pourtant pas avant-hier matin : lorsqu’un pneu éclate, a fortiori à grande vitesse, il faut maintenir très fermement le volant, pour éviter que la voiture ne parte en sucette, puis tenter de la guider le plus calmement et sûrement possible vers le côté de la route. En roulant sur la voie de droite à la plus petite vitesse envisageable ici, à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, je maintiens donc très fermement le volant, les mains puissamment crispées – résiste, bande de roulement, épargnez-moi, dommages internes. Quand je croise à gauche le regard d’un vieux bonhomme en Twingo qui me double, je me rends compte que je suis tendu vers l’avant, que je ne touche plus le dossier de mon siège, que j’ai mal aux doigts, aux articulations, et je sens une contraction dans les mâchoires, signe que mes traits sont légèrement déformés par la peur. Ces fous sont de véritables dangers de mort, il doit se dire.

Je ne peux qu’espérer, faire confiance au destin – c’est un grand mot pour un pneu, je sais, mais vraiment, je n’ai pas envie de partir en sucette maintenant. Quelle malchance, on ne peut pas dire le contraire, tout allait bien, je fonçais pimpant vers le passé, l’énigmatique, un quart d’heure plus tôt je sifflotais ou presque, et me voilà soudain tétanisé par l’angoisse. Mais c’est comme ça, on n’y peut rien : on roule, un pneu éclate, on est foutu.

Il faut, cependant, que j’apprenne à relativiser. Au pire, je finis dans la glissière de sécurité. En rade sur le bord de la route avec, peut-être, une ou deux bosses et un peu de sang sur l’arcade. La pauvre Lili aurait signé tout de suite, dans son lointain Périgord. Mais on n’a pas le choix : elle, dix-huit coups de serpe dans le dos, la malheureuse. Le Club des Cinq, ça va deux minutes – cinq, allez. Les pneus qui se dégonflent aussi. Dix-huit coups de serpe dans le dos, Lili. C’est ce que j’ai entendu tout à l’heure – juste avant de couper le son quand le point d’exclamation orange est apparu pour me foutre mon voyage en l’air – sur le CD que j’ai emporté et commencé à écouter sur le périph. Il s’agit de l’enregistrement d’un documentaire diffusé en 2004 dans « Le Vif du sujet », sur France Culture, qu’on ne pouvait plus trouver en podcast et que Christine Bernard, ancienne assistante de l’émission, a eu la gentillesse de m’envoyer. On y entend Jeannette, la jeune voisine de Lili à l’époque, devenue vieille : « Dix-huit coups de serpe dans le dos ! » Elle se souvient, avec d’autres, de ce drame qui a laissé la pauvre Lili (et pas seulement elle) mutilée dans un bain de sang ; de ce fait divers abominable vers lequel je roule avec mon pneu dangereux. Jeannette avait seize ans. L’assassin, elle n’est pas près de l’oublier : « C’était un vrai démon ! »

© Julliard 2017

© Photo : Laurence Reynaert

 

Quatrième de couverture > Un matin d'octobre 1941, dans un château sinistre au fin fond du Périgord, Henri Girard appelle au secours : dans la nuit, son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Il est le seul survivant. Toutes les portes étaient fermées, aucune effraction n'est constatée. Dépensier, arrogant, violent, le jeune homme est l'unique héritier des victimes. Deux jours plus tôt, il a emprunté l'arme du crime aux voisins. Pourtant, au terme d'un procès retentissant (et trouble par certains aspects), il est acquitté et l'enquête abandonnée. Alors que l'opinion publique reste convaincue de sa culpabilité, Henri s'exile au Venezuela. Il rentre en France en 1950 avec le manuscrit du Salaire de la peur, écrit sous le pseudonyme de Georges Arnaud.

Jamais le mystère du triple assassinat du château d'Escoire ne sera élucidé, laissant planer autour d'Henri Girard, jusqu'à la fin de sa vie (qui fut complexe, bouillonnante, exemplaire à bien des égards), un halo noir et sulfureux. Jamais, jusqu'à ce qu'un écrivain têtu et minutieux s'en mêle...

Un fait divers aussi diabolique, un personnage aussi ambigu qu'Henri Girard ne pouvaient laisser Philippe Jaenada indifférent. Enfilant le costume de l'inspecteur amateur (complètement loufoque, mais plus sagace qu'il n'y paraît), il s'est plongé dans les archives, a reconstitué l'enquête et déniché les indices les plus ténus pour nous livrer ce récit haletant dont l'issue pourrait bien résoudre une énigme vieille de soixante-quinze ans.

Philippe Jaenada a publié chez Julliard Le Chameau sauvage (adapté au cinéma sous le titre À+ Pollux) ; Néfertiti dans un champ de canne à sucre (1999) ; La Grande à bouche molle (2001) ; Sulak (2013) et La Petite Femelle (2015).

Pages choisies par Annick Geille

Philippe Jaenada, La Serpe, Julliard, août 2017, 650 pages, 23 €

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