Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Pauline Dreyfus. Extrait de : Le déjeuner des barricades

EXTRAIT >

Cette journée sera la sienne. D’ailleurs le ciel est de son côté qui, jusqu’à hier encore, n’en finissait pas d’afficher des teintes blêmes d’automne. Une lumineuse journée de printemps s’annonce. Le soleil dispense à nouveau ses caresses. Il était temps. Qu’on ne s’étonne pas, après un début de mois de mai tellement maussade et pluvieux, d’avoir si souvent entendu dire que le soleil n’était nulle part, sauf dans les têtes.

Oui, cette journée sera la sienne. Et il ne laissera personne la ternir, ni la dévoyer par des reproches, ni l’abîmer par des regrets. Aussi Roland Dutertre, maître d’hôtel en chef à l’hôtel Meurice, et par ailleurs représentant syndical du personnel, évite-t-il depuis qu’il a pris son service de croiser le regard de son collègue concierge, dans lequel il aurait décelé une gamme complexe de sentiments allant de la honte à la fureur.

Les clients sont un peu plus nombreux chaque jour à venir se plaindre auprès du concierge.

Dès le lever du jour, ils affluent devant le grand comptoir de marbre, prennent un ton exaspéré. Un raffut pas possible ! Nous n’avons pas pu fermer l’œil de la nuit ! Ceux surtout dont les chambres donnent sur le jardin des Tuileries affichent les yeux cernés et le teint brouillé des victimes de l’insomnie. Le concierge n’en peut plus d’expliquer que ce n’est pas sa faute si, les poubelles ayant cessé d’être ramassées depuis le début de la grève générale, les rats dansent la sarabande sur les trottoirs de Paris. Il y en a toujours un dont l’humeur est plus vinaigrée que celle des autres, un grincheux de compétition qui en profite pour déclarer qu’au prix où l’on paye les chambres, on est en droit d’attendre mieux – propos émis d’une voix forte, à la cantonade, qui mettent le concierge au supplice.

Lorsque, faute de transports en commun, tous les habitants de la ville s’étaient rués sur leurs véhicules, provoquant des embouteillages monstres, les mêmes clients avaient dénoncé le vacarme des klaxons agressifs, des moteurs tournant à l’arrêt, des coups de sifflet lancés par des quidams auto-proclamés agents de la circulation – l’insupportable concert qui leur vrillait les oreilles. Maintenant qu’on ne trouvait plus une goutte d’essence et que la capitale était devenue silencieuse, livrée aux marcheurs et aux cyclistes, plus personne ne pouvait ignorer le tintamarre nocturne des rongeurs qui se vautraient au milieu des immondices. Les nuisances sonores se succédaient. Et dans un palace dont la fierté première était de promettre à ses clients confort et quiétude, cet ultime avatar de la crise politique qui avait commencé au début du mois n’était pas le moindre.

Dix jours déjà que le concierge enregistre des plaintes et essuie des reproches. Dix jours que les clients le crucifient. Sa fonction le place en première ligne de l’armée invisible qui fait marcher l’hôtel. À lui, les premiers tirs ennemis, quand les planqués de l’arrière, marmitons et autres femmes de chambre, sont épargnés par la litanie des récriminations.

Qu’il semble loin le temps où des souverains en exil se sentaient si bien au Meurice qu’ils s’y installaient pendant des mois, atténuant la nostalgie du pays abandonné en remeublant leur suite avec leurs propres effets, prenant leurs repas dans la vaisselle qu’ils avaient toujours connue. Ni le sultan de Zanzibar, ni le maharadjah de Kapurthala, ni le bey de Tunis, ni le roi du Monténégro, ni le roi Alphonse XIII, tous ces noms exotiques qui donnaient au personnel l’impression de voyager sans avoir besoin de quitter Paris, n’étaient plus là, hélas, pour accabler le personnel de compliments et de pourboires.

Lucien Grapier, en ce matin du mercredi 22 mai 1968, fait une fois de plus face à des clients exaspérés, qui lui demandent quand tout ce cirque va cesser, comme s’il était à la tête du gouvernement ou de la préfecture de police. En vingt ans de maison, jamais il n’a dû subir une telle hargne. Celle des milliardaires refusant de quitter leur suite pour ne pas tomber sur un de ces jeunes gens chevelus et débraillés qui veulent liquider le capitalisme. Celle des touristes contraints à l’oisiveté car les musées se sont, eux aussi, mis en grève (c’est bien la peine d’être à deux pas du Louvre, râlent-ils), tout comme les théâtres et le palais Garnier. Celle des clients qui s’étonnent que le groom n’ait pas déposé la presse devant leur porte comme chaque matin, et à qui il faut expliquer qu’aucun quotidien ne paraît, et qu’hélas, la direction de l’hôtel n’a pas songé à pourvoir chaque chambre d’un poste de radio. Celle des journalistes américains venus couvrir la conférence de paix sur le Viêtnam qui vient de démarrer au Majestic, soudain pris en otage par la grève générale.

Aussi les clients viennent-ils voir le concierge comme on regarde l’ORTF : pour savoir où en est la situation.

Au fil des jours, son discours n’a pas changé. Il essaie de se montrer rassurant. Leur rappelle que les affrontements ont lieu de l’autre côté de la Seine et que, par bonheur, la rive droite n’est pas le théâtre de cette guérilla urbaine qui, chaque nuit, prend de l’ampleur. Se garde bien sûr de leur dire qu’à l’heure où il leur parle, la paralysie du pays est telle qu’on ne voit pas ce qui pourrait y mettre fin. À quoi bon affoler des clients qui de toute façon ne peuvent quitter ni l’hôtel, ni la France.

Du fond du hall où, à toute heure de la journée, les lustres à pampilles en faux Louis XVI éclaboussent le marbre crème du sol, Roland l’observe. Et réprouve en silence les élans serviles de son collègue, qu’il juge franchement déplacés un jour comme aujourd’hui. Qu’il lève les yeux et bombe le torse, que diable. Le temps des larbins est révolu.

Un client exaspéré finit par prononcer une phrase aussi ancienne que l’existence des palaces.

— Je veux parler au directeur !

— Il n’y a plus de directeur, est obligé d’avouer le concierge, rouge de confusion, qui précise : Depuis hier soir, l’hôtel est occupé par le personnel.

Il a annoncé la nouvelle d’un ton qui laisse à penser qu’il désapprouve de tout son cœur ce qui est en train de se produire.

La tour Eiffel ne s’est pas édifiée sans râles. Le progrès ne fait jamais taire tous les soupirs. Roland décide d’ignorer Lucien et sa tiède participation à cette journée historique.

Non, s’entête le délégué syndical qui poursuit son inspection des salons du rez-de-chaussée, rien ne viendra ternir cette journée, pas même les regards méfiants que lui adressent depuis le début de la matinée les quelques clients qui ont été mis au courant, comme si quelqu’un leur avait soufflé qu’ils demeuraient à l’emplacement même où, en 1793, le Tribunal révolutionnaire avait condamné Louis XVI à mort – ce que se gardait bien de mentionner le dépliant officiel de l’hôtel.

D’ailleurs un concert de voix féminines, aux intonations proches de l’hystérie, s’échappe d’un couloir situé derrière la conciergerie. Avant même d’avoir avalé une gorgée de thé et grignoté un toast, les clientes ont fait la queue devant le bureau où se situe le coffre-fort, ayant un besoin urgent de récupérer leurs bijoux, comme si le Bal des Petits Lits blancs avait lieu le soir même : c’est que, en ces temps troublés, elles redoutent à présent moins les rats d’hôtel que le personnel en révolte. Chaque révolution, c’est bien connu, entraîne son lot de pillages.

Jusqu’à hier soir, les clients avaient pu se persuader qu’au Meurice, le siècle ne les bousculerait pas. Que dans ce palace on continuerait à être servi sur des nappes damassées, que le vin y serait toujours chambré dans du baccarat transparent, qu’on pourrait longtemps encore hésiter sur la carte entre le bœuf Stroganoff et le colin sauce hollandaise – quand, partout ailleurs, des Français paniqués faisaient la queue devant les magasins d’alimentation en prévision d’une possible pénurie, quand la mémoire collective remontait vers le temps de l’Occupation, vers les souffrances et les ingéniosités du marché noir.

Car en dépit des troubles, le grand paquebot de la rue de Rivoli semblait suivre son cours habituel. On y était servi avec courtoisie et rapidité. Grâce aux camions militaires gratuits mis en place par le gouvernement, les employés vivant en banlieue parvenaient à se rendre chaque jour dans la capitale. Ceux qui habitaient trop loin couchaient la nuit sur les canapés des salons. La direction avait mis des salles de bains à leur disposition. Dans les vestiaires de l’hôtel, ils enfilaient comme chaque matin leur uniforme.

Mais voilà : même Le Meurice a cessé d’être ce havre de quiétude boudé par les révolutionnaires.

Ce qui, c’est naturel, provoque un émoi certain auprès de la clientèle. Comme dans tous les hôtels du monde, les clients se connaissaient de vue, à force de se croiser sans cesse, de voisiner dans la salle à manger, de réclamer un taxi au même moment. Mais, comme dans tous les hôtels du monde, ils ne se parlaient pas, affectant entre eux l’indifférence qu’exigeait leur bonne éducation.

Et pourtant, voilà où on en était. La vie vous fait de ces cadeaux.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > Mai 68 : tous les cocktails ne sont pas Molotov. À quelques centaines de mètres de la Sorbonne où les étudiants font la révolution, l’hôtel Meurice est occupé par son personnel. Le plus fameux prix littéraire du printemps, le prix Roger-Nimier, pourra-t-il être remis à son lauréat, un romancier inconnu de vingt-deux ans ?

Sous la houlette altière et légèrement alcoolisée de la milliardaire Florence Gould, qui finance le prix, nous nous faufilons parmi les membres du jury, Paul Morand, Jacques Chardonne, Antoine Blondin et tant d’autres célébrités de l’époque, comme Salvador Dalí et J. Paul Getty. Dans cette satire des vanités bien parisiennes passe le personnage émouvant d’un vieux notaire de province qui promène son ombre mélancolique entre le tintement des verres de champagne et les revendications de « rendre le pouvoir à la base ». Une folle journée où le tragique se mêle à la frivolité.

Pauline Dreyfus est romancière. Elle a publié chez Grasset Immortel, enfin (2012, Prix des Deux Magots) et Ce sont des choses qui arrivent (2014, Prix Albert Cohen).

Pages choisies par Anick Geille

Pauline Dreyfus, Le déjeuner des barricades, Grasset, août 2017, 234 pages, 18 €

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